J'ai laissé dans la voiture mon esprit des villes, mon costume trois pièces d'habitudes serviles. Farfouillant dans la boîte à gants encombrée j'ai retrouvé le petit opinel que tu m'avais donné. J'ai troqué l'élégance des jours utiles contre un vieux jean élimé, un k-way jaune fluo histoire de me signaler aux chasseurs entre les feuilles dorées des bouleaux, les bottes en caoutchouc me font une démarche souple et silencieuse. La chienne a sauté du coffre, la truffe frétillante, ravie du cadeau de cet après-midi automnal et toutes les deux nous nous enfonçons dans la forêt.

Ces bois sont une extension de mon âme, mais ici je n'ai pas besoin de psy pour me diriger. J'ai des repères bien à moi, la vieille souche au bord du chemin qui me tend amicalement son moignon de main, je franchis sans effort les creux d'anciennes fontaines où poussent des amanites et aussi, c'est pour eux que je suis venue, quelques bolets. J'ai un parcours bien défini, je descends le bois pour avoir le soleil dans le dos, les dernières airelles s'écrasent en taches foncées sur mes bottes, j'entends le souffle régulier du vent, la respiration des sapins qui m'accompagne jusque dans mes rêves. Le chien s'est éloignée, nous vaquons chacune à notre liberté. Le silence rempli de bruissement, de mousse et d'ailes discrètes m'étreint le cœur, comme toujours.

Soudain le temps s'arrête.

Devant moi, surprise dans la clairière, la biche. Elle ne m'a pas encore vue, malgré le cri vif de mon imper entre les troncs. Ma respiration se suspend, je reste une botte en l'air, craignant de faire crisser la bruyère et les souches sèches des genêts. J'ai l'impression de violer un sanctuaire, de voir ce qui doit rester cacher, d'accéder aux Mystères. Elle lève la tête, mue par cet instinct qui nous relie tous à la terre, et là, une seconde de magie, l'œil de l'animal et le mien se rencontrent et se connaissent, elle voit et accepte muettement qui je suis : comme elle, une créature de ce bois.

Puis la brise secoue les épines du pin torturé derrière moi, un air froid hérisse ma nuque, la biche plie son antérieur gauche avec grâce, prend un appui léger sur la mousse, et, sans même faire craquer les feuilles mortes du hêtre à ses pieds, elle disparaît.

Mon chien revient, la bave aux lèvres et l'air niais, elle me renifle les fesses pour s'assurer que je suis bien sa maîtresse, l'air satisfait.

Je sais que je n'ai pas rêvé. J'ai vu et j'ai été reconnue.