Karoloth Poète
Messages : 884 Date d'inscription : 12/12/2010 Localisation : Draveil
| Sujet: Salamandre Jeu 26 Mai - 20:25 | |
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Salamandre
Je le sens en moi. C’est sûr, il est à l’étroit, alors il trépigne, fait craquer ses doigts. Maintenu captif derrière le miroir de mes pupilles, il regarde au travers d’elles et ne comprend pas ce qu’il voit. Il doute de la réalité des choses. Il m’habite, me parle, me raisonne, me dit que le monde n’est pas ainsi, que je vis dans un mirage, que la pierre et le fer ne sont pas faits pour être unis, que c’est un mariage contre nature. Il me dit que les choses qui sont profondément enfouies dans la terre sont faites pour y demeurer, que les matières qu’on en extrait sont les peaux mortes des Anciens Mondes et qu’elles distillent un poison lent à se répandre, mais puissant. Il me dit que ces monstruosités de métal qui vont d’un point à un autre n’ont d’autres utilités que celles d’écraser le temps, de réduire les êtres qu’elles transportent à l’état d’esclavage, de gonfler démesurément l’égo et d’insuffler le goût de la paresse vile, de distendre les liens qui autrefois faisaient des hommes des voisins alors qu’ils ne se reconnaissent plus, qu’ils sont des étrangers les uns pour les autres, qu’ils ont oublié le sens du salut. Il me dit que je vis dans un monde chimérique rempli de démons. Il me les montre lorsque nous en croisons. Moi, je ne vois que des hommes ou des femmes, mais s’il m’arrive de croiser le regard de l’un d’eux, j’ignore pourquoi un imperceptible tremblement se saisit de ma main.
C’est lui qui me contraint à ne plus aller qu’à pied. Chaque fois que je prends le volant, il m’insulte et vocifère, me traite de limace, de pied cassé. « Pied cassé » n’est pas une expression qui paraît outrée aux gens de notre époque, mais pour lui, elle est la pire injure qu’il puisse lancer. Je lui obéis, mais pas toujours. Par exemple, je ne l’écoute pas lorsqu’il exige de moi que je me passe de vêtements. Je ne suis pas fou, je sais très bien ce qu’il adviendrait si je me pliais à toutes ces exigences. Je pense qu’il comprend mon point de vue, car généralement, il n’insiste pas sur certains points précis. Mais il est vrai qu’avec les années son influence sur mes actes se fait croissante. De temps à autre, les rôles s’inversent, c’est moi qui vois avec ses yeux. Dans ces moments, tout devient différent. J’ai beau être habitué, ces villes gigantesques, l’enchevêtrement de leurs rues aux senteurs de goudron, la monstruosité de leurs immeubles dressés vers le ciel, la multitude quasi infinie des automobiles qui s’y pressent chaque jour, ont quelque chose d’incongru, d’irréel, comme des notes qui sonnent faux dans une mélodie.
Je l’écoute d’une oreille distraite quelques fois, avachi devant mon téléviseur alors que défilent devant mes yeux des images sans sens. À certaines heures, sur mon écran je découvre des gens à la joie si exubérante qu’elle donne envie de vomir, à lui comme à moi. Dans un état proche de l’hystérie absolue, ces gens hurlent et bondissent au milieu d’un décor de carton-pâte pour un motif si dérisoire que j’en viens à me demander si vraiment eux et moi sommes issus d’un même moule. Évidemment, lui déteste la télévision. Tout ce qu’il y voit le dégoûte et son impuissance à agir sur les choses le révolte. Ses colères sont terribles dans ces instants et c’est moi qui subis les conséquences. Je l’entends cracher à l’intérieur de mon crâne. J’imagine ses glaires dégouliner entre les circonvolutions de mon cerveau, s’étirer en longs filaments au milieu de sa substance blanche. Je ne m’étonne plus de mes migraines à répétition.
Souvent, je l’entends rugir, mais parfois il se lamente. Les seuls instants qui lui procurent l’apaisement sont ceux où nous nous trouvons dans des endroits à l’apparence sauvage. Quand je traîne sur une plage le regard tourné vers l’horizon ; quand je suis la rive du fleuve par un sentier abandonné et envahi par la végétation ou encore lorsque je parcours d’un pas alerte les chemins qui sillonnent la forêt amicale. C’est là qu’il éprouve le plus de bonheur, parmi les grands chênes pendant que, quittant la sente tracée par les promeneurs, je m’engage au milieu des fougères. De temps à autre, un oiseau ami et espiègle nous reconnaissant alors joue avec nous à cache-cache. Dissimulé dans le feuillage du printemps, il nous lance ce cri pour couvrir l’éclat de son rire : « coucou ! Coucou ! » À cet appel, il arrive qu’un écureuil au pelage roux vienne se joindre à notre jeu. Il disparait derrière un tronc avant de montrer le bout de son petit museau et son œil malicieux plus haut. L’instant d’après, le voilà redevenu invisible. Lui me dit qu’il connait bien les habitants de la forêt, bien que beaucoup aient disparu depuis les temps où lui et les siens y vivaient et avaient leurs habitudes. À cette époque, me confie-t-il, lui possédait son propre corps et le nourrissait avec la chair des bêtes qu’il tuait lui-même. Je ne réponds pas, quoi que je dise, il ne m’écoute pas. « Serait-il sourd ? » — en suis-je venu à me demander !
Oui, la nature est ce qu’il préfère, mais une chose la surpasse à ses yeux : « le sexe ». Il est aux anges lorsque j’étreins une fille. Soit, je me fais l’effet de faire l’amour sous l’œil grivois d’un voyeur, mais j’arrive néanmoins à me concentrer suffisamment pour faire honneur à la demoiselle, sauf s’il se met à me parler, ce qui peut causer de désagréables quiproquos ; comme lorsque je ne puis m’empêcher de lui demander de se taire pendant que Leticia, Sophia ou quel que soit son prénom, aux anges elle aussi, se crispe soudainement et interroge : « je crie trop fort ? » — « Non ma chérie, non, on ne crie jamais trop fort. » — « Bah, alors ? » — « Rien, ce n’est rien. » Mais pour reprendre la cadence, peau de balle. On a beau faire et s’éreinter, après une sortie comme celle-là, il y a quelque chose de cassé. D’ailleurs, je n’arrive plus à… bon, vous savez. « Allez Martin ! Allez martin ! » scande en plus une voix que je suis seul à entendre. Oui, parfois, il a de l’humour, mais toujours à mes dépens.
Les psys qui ne sont jamais en manque d’explication appelleraient ça de la schizophrénie, de la divergence mentale, un dédoublement de la personnalité, il faut toujours qu’ils donnent un nom à tout. C’est peut-être ça, la maladie dont souffre notre époque, celle de vouloir dénommé tout ce qui existe (ou pas d’ailleurs), même les plus infimes particules : atomes, électrons, neutrons, quarks, bosons et que sais-je encore ! C’est peut-être la masse de tous ces mots, de ces abstractions que nous traînons partout derrière nous qui finit par nous abrutir autant, qui nous fait nous éloigner chaque jour un peu plus du bruit du vent, du chant des oiseaux, de la beauté du monde vrai (celui de la nature dont nous semblons nous être extrait par une porte dérobée), de l’essentiel de la vie en somme. En tout cas, je suis sûr de mon fait, il y a quelqu’un dans ma tête. Quelqu’un de réel, bien qu’inconsistant. Pour preuve, hier, je lui ai demandé son nom et il m’a répondu ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors : « Salamandre ». Voilà tout ce qu’il m’a dit.
Salamandre est tapi au fond de moi. Par mes yeux, il contemple le monde et il ne comprend pas ce qu’il voit… moi non plus.
D.R.K [i]
Dernière édition par Karoloth le Ven 27 Mai - 9:58, édité 2 fois |
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féfée Poète
Messages : 2481 Date d'inscription : 10/11/2010
| Sujet: Re: Salamandre Jeu 26 Mai - 20:45 | |
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lutece Administrateur-Poète
Messages : 3375 Date d'inscription : 07/11/2010 Age : 67 Localisation : strasbourg
| Sujet: Re: Salamandre Jeu 26 Mai - 20:50 | |
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Baba yaga Poète
Messages : 950 Date d'inscription : 06/07/2011 Age : 52 Localisation : au fond d'un bois de blancs bouleaux
| Sujet: cousinage Jeu 7 Juil - 13:23 | |
| longues phrases mélopées envoûtantes...je vois en cette salamandre une fière cousine du Horla... |
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Mr Green Poète
Messages : 60 Date d'inscription : 10/11/2010 Localisation : Poitiers
| Sujet: Re: Salamandre Sam 16 Juil - 12:48 | |
| Joli même si un peu trop complet pour moi. Longue vie à Salamandre, j'aime les reptiles ! |
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