Lucky avait raboté la vieille table en bois, repeint les volets pour recevoir ses amis et préparé les meilleurs mets et les meilleures boissons qu’il avait pu trouver. Tout le monde s’était jeté sur les victuailles et des cadavres de bouteilles jonchaient le sol. Le moment était venu, il ne pouvait plus se dérober, il fallait qu’il fasse son annonce officielle. Il demanda le silence, se mit debout sur le bout de la table et se lança « Mes amis, si je vous ai réuni aujourd’hui, c’est que j’ai quelque chose à vous annoncer . Nora, veut tu devenir ma femme ? » Il lisait la stupéfaction dans le regard de ses amis et dans ceux de Nora. Pui s’en suivit un éclat de rire général. « Mon pauvre Lucky, mais tu t’es regardé ? Tu es laid et bête à manger du foin ». La terre se déroba sous lui quand il vit Nora rire aux éclats avec tous les autres.
Tony s’approcha de lui « c’est pas tout ca, tu nous a bien fait rire mais il faut qu’on y aille, il y a bal au bourg ce soir et puis tu as du travail, tu as vu le bordel qu’il y a ici ? ta mère n’apprécierait surement pas ! » Il prit Nora par la taille et ils partirent tous, ses « amis » le laissant seul. Il écouta un instant le bruit des moteurs espérant inconsciemment qu’ils lui avaient fait une blague et qu’ils allaient revenir. Mais il n’entendait plus que les bruits de la nuit.
Lucky prit un grand sac poubelle dans lequel il empila tous les déchets jusqu’au moment où le fond de celui-ci céda, vomissant son contenu sur le sol. C’est là que se produisit le déclic, c’était comme si toute sa vie se trouvait là à ses pieds, toutes les souillures du passé et il entendait clairement le ricanement de sa mère « des amis » Finalement c’est elle qui avait raison. Toute sa vie il n’avait été entouré que d’opportunistes qui savaient qu’ils pouvaient toujours compter sur lui qui ne demandait jamais rien en retour. Oui, il était bête à manger du foin .
Il s’installa sur le petit banc et pleura toutes les larmes de son corps.
Les étoiles s’éteignaient une à une, le jour allait bientôt se lever. Il quitta son banc, se rendit dans la grange et ouvrit la targette des clapiers à lapins. Ceux-ci furent prompt à déguerpir. Il fit de même dans le poulailler et se rendit à l’écurie. Il détacha le vieux cheval de labour et lui asséna une claque sur son postérieur. Il détala aussi sec en direction de la grande prairie.
Il prit une musette dans laquelle il glissa une bouteille d’eau et s’en alla sans un regard derrière lui . Wolf le suivait en clopinant. Il lui jeta une pierre, il n’avait pas besoin de lui. La pauvre bête hurla tellement qu’il se retourna, honteux . C’était le seul ami fidèle qu’il ait jamais eu, normal, entre bâtards ! Il lui caressa le flanc, le chien lui léchât la main.
Lucky arrivait au bout de la propriété à la fourche comme on disait communément, là où deux chemins, deux directions s’offrait à lui. A droite la route du bourg et à gauche le sentier qui le mènerait aux marécages. Il n’hésitât pas longtemps. Et lui revenait en mémoire les paroles de sa mère « j’aurais du te noyer dans l’eau de ton premier bain ». Finalement le marécage ce n’était jamais qu’un bain géant. Il marchât longtemps avec toujours à ses trousses Wolf qui le suivait à distance raisonnable. Il faisait grand jour quand il arriva aux sables mouvants mais le soleil ne perçait pratiquement pas l’épaisse végétation. Il s’assit, imitant une dernière fois le chant des oiseaux et avança. La vase atteignait à présent sa taille et il s’enfonçait lentement. La dernière chose qu’il vit fut un visage d’ange et la dernière chose qu’il entendit, Wolf qui hurlait à la mort. Il s’était noyé dans l’eau du bain.