Léon
Léon fourra sa main dans la poche de son pantalon. Il en sortit un briquet jaune fluo et une boite cartonnée sur laquelle il était écrit en gros caractères : « FUMER TUE ». Il tira un cigarillo qu'il porta à ses lèvres d'une main tandis que de l'autre, il tournait d'un mouvement sec du pouce la molette du briquet. Une flamme jaillit. Aussitôt, à croire qu'elle possédait la faculté de voir à travers les murs, et avant qu'il n'ait eu le temps d'allumer son ninas, sa fille intervint :
— Papa... à la fenêtre la fumée. Personne ne crapote dans cette maison !
Cela étonnait toujours Victorin d'entendre sa propre mère dire « papa » ou « maman » sans qu'il sache très exactement pourquoi.
Le papy, obéissant, se leva, en poussant un soupire, et rejoignit la fenêtre qu'on avait laissée grande ouverte à cause de la chaleur. Le tabac grésilla sous l'action du feu et une bouffée de fumée grise s'échappa de la bouche de Léon. Victorin vint s'accouder au rebord de l'ouverture à côté de son grand-père. Léon lui passa machinalement la main dans les cheveux tout en le regardant avec tendresse.
— Bon sang... Qu'est-ce que tu as grandi toi !
Ce qui n'était pas d'une grande originalité. Cette sorte de phrase est de celle qu'un enfant entend pratiquement dix fois par mois pendant tout le temps que dure sa croissance. Comme d'autres, aussi convenues, du genre : « Oh, les beaux yeux que tu as ! » Compliments si embarrassants pour celui qui les reçoit, qu'ils en deviennent exaspérants parfois ! Des choses que les adultes disent le plus souvent parce qu'ils ne savent pas de quoi parler avec les plus jeunes.
— Tu vois, reprit Papy en désignant du doigt un petit immeuble qu'on avait construit depuis peu, à la place de ce bâtiment se dressait une grande tour de douze étages qui avait été construite à la fin des années cinquante. Tu t'en souviens de cette tour ?
— Oui. Elle a été cassée quand j'avais huit ans. Elle était énorme.
— Ouais... En effet. Eh bien, c'est dans cette tour que j'ai grandi. Mes parents s'y sont installés juste après sa construction, j'étais tout petit à cette époque, mais je me souviens encore de notre arrivée. Ah, ah... Ma mère engueulait mon père en lui disant qu'elle ne voulait pas habiter dans un truc comme ça. Il faut dire que la gadoue était partout. Tout était encore en chantier. Mon père répondit que c'était pour une période transitoire, le temps de s'installer dans la région, ils venaient de province, et qu'ensuite ils chercheraient autre chose. En fait, ils y sont restés vingt-sept ans. Moi, près de vingt. C'est drôle quand même que ma fille et mon petit-fils, unique et préféré, il rit, se retrouvent habités pratiquement au même endroit. Tu ne trouves pas ?
Vic souleva les sourcils à la recherche de la réponse appropriée, mais Léon continua :
— Toute ma jeunesse ici.
Et il plongea dans une sorte de mélancolie rêveuse, ce qui n'était pas un état si fréquent chez lui, en se laissant emporter par la multitude des souvenirs que le paysage en partie familier ramenait à lui. Tout à coup, il revoyait toute la petite bande de gamins dont il faisait partie des décennies plus tôt : les Roger, les Daniel, les Jacky. Il repensait particulièrement à l’un d’eux. Son ami Gérard qui ne ratait jamais une occasion d’amuser la galerie, même si, parfois ses farces dépassaient les bornes.
Un jour toute la bande grimpait dans un des petits cerisiers qui bordaient autrefois le terrain de pétanque. Lui avec l'aisance exceptionnelle qui était la sienne, presque simiesque, fut le premier à atteindre sa cime. Une fois perché au sommet de l'arbre, sans mettre en garde quiconque, il ouvrit sa braguette et se mit à pisser sur tous ceux qui se trouvaient en contre bas en semant la panique parmi les autres grimpeurs.
Ce même Gérard, une autre fois, l’adolescence venue, alors qu'ils étaient tous partis se baigner dans le fleuve, avait introduit dans son slip de bain un énorme épi de maïs. Il était allé ensuite provoquer deux jolies femmes, mères de famille encore jeunes, qui se faisaient dorer sur la berge. Léon revoyait son ami les toiser, droit comme un i, bien campé sur ses jambes à demi écartées, les poings posés sur les hanches, et hochant du menton dans une attitude hautaine et extraordinairement drôle, sorte de Peter Pan lubrique, avec ce truc démesuré tendant le tissu du maillot presque à le faire craquer, dans l'hilarité générale.
Quand il repensait à lui, renaissait immanquablement un sourire au coin de ses lèvres. Une douce chaleur dans son cœur aussi.
Comme les chemins de la vie finissent toujours par diverger, Léon l'avait perdu de vue pendant quelques années, plus tard. Un soir, cinq ans ou six ans après peut-être, à la recherche de cigarettes, il l'avait aperçu, par hasard, dans un bistrot. Il faisait peine à voir, affalé contre le comptoir, au milieu d'une bande de pitres avinés, gueulards et gouailleurs, tenant à peine sur les pieds, les yeux vitreux et tanguant.
Il n'avait pas été lui parlé, faisant comme s'il ne l'avait pas reconnu, et il avait fui l'endroit, écœuré par cette fulgurante déchéance.
Sacré Gérard... La Camarde, c'est si injuste, avait emporté, alors qu'il était âgé d’une trentaine d'années seulement, son âme joyeuse et avait abandonné à la terre son corps dévasté par l'alcool.
— C'était le meilleur de tous, laissa échapper Léon.
— Quoi ?
— Rien Victorin. Je pensais à quelqu'un... une vieille histoire.
DRK