La Rivière
La maison dort.
Je suis sortie dans la nuit.
Pas une étoile, pas de lune.
Des nuages certainement, comme un invisible édredon.
L’obscurité tangible se dévoile.
On pourrait se perdre dans ses bras veloutés.
Pas un seul cri-cri.
Envolées, les turpitudes de l’été.
On dirait ce soir qu’il n’y a pas eu d’été.
Qu’il n’a jamais fait chaud.
Que le soleil jamais ne s’est levé sur de trop claires journées.
Tout est à la nuit.
Atome de la nuit, mon souffle reste en suspend, je me retiens d’éveiller pleinement ma conscience.
En bas, dans la vallée elle aussi engloutie, j’entends un roulement continu.
Je le devine furieux, impérieux,
désir battant les collines,
violant leur intimité féminine.
La rivière s’enfle et mugit.
Elle est de ces forces souterraines qu’on ne peut arrêter,
qui forcent leur passage sous les jupes fermées,
qui brutalement vous prennent
sans même que l’on ait eu le temps de savoir qu’on le désirait.
D’ici je perçois le chant grondant.
Je sais les rochers noyés
les pentes herbeuses soudain recouvertes
et toute une faune absorbée
par les flots inexorables d’un ruisseau devenu fleuve.
Il n’y a dans cette nuit épaisse aucune place
pour d’autre bruit,
pas un insecte, pas une brise,
ne vient troubler
le remugle presque sacré.
Ce sont probablement torrents de boue,
vestiges des pluies abondantes qui ont accablé la montagne durant le jour,
mais cette boue-là
est un riche limon,
pas question de l’endiguer.
Son roulement se répercute jusqu’à moi,
là haut, perchée
sur mon rocher de brume.
Ce n’est pas seulement le chant qui monte,
c’est la Rivière elle-même qui me prend
qui m’emporte,
et peu importe
que j’en sois la victime consentante ou pas.
Une fois que j’ai reconnu ses bras,
je ne peux que me laisse traîner.
La Rivière s’enfle et mugit.
Dans cet appel je reconnais mon chant ,
il est aussi celui de mon âme,
ce chant de la baba yaga qui me mène où je n’ai pas toujours choisi d’aller.