Ma vie en cinq sec (3)
Cette vie d’ivrogne a duré presque une dizaine d’années et j’avoue que sans ma mère, j’y aurai laissé ma peau, moi aussi. Un jour, elle m’a choppé entre quatre yeux et m’a fait redescendre sur terre en me passant l’engueulade de ma vie. Je ne me souviens plus exactement des conditions dans lesquelles s’est passés cette remise au point, mais je me rappelle parfaitement sa tête rouge de colère et le ton gutturale de sa voix, de ses exclamations en langue allemande, « lungerer ! », « säufer ! ». Quand elle entrait en rage, sa langue prenait le dessus. Pour moi, c’était comme une avalanche de crachats. Elle ne m’a jamais appris l’allemand. Je crois que pour elle, après ce dont son pays s’était rendu coupable aux yeux des autres, la guerre et ses innombrables ignominies, bien qu’à bien y regarder chacun ait eu sa part, c’était devenu une langue morte, indigne d'être parlée. À moins qu’elle ait tout simplement eu la flemme de me la faire connaître. En tout cas, elle n’avait pas conscience de la richesse dont elle aurait pu me permettre d’hériter autre que celles qui dormaient sur son compte en banque. Voilà pourquoi aujourd’hui encore, je ne suis capable d’aligner qu’une suite d’insultes au sens incertain dans ma langue maternelle.
Ça a duré des jours. Dès le petit déjeuner, j’avais droit à des « nichtsnutz ! », à d’inlassables marmonnements entrecoupés d’insultes incompréhensibles. Je vivais l’enfer. À presque trente ans, se faire rabrouer comme un gamin de dix ans, je vous jure que c’est plutôt humiliant. À la fin, j’ai fini par céder. J’ai arrêté de faire les bars en même temps que je mettais un mouchoir sur mes anciennes amitiés. Pour ma mère, ce n’était pas suffisant. Elle en avait marre de nourrir un fainéant. Il fallait que je trouve du boulot. Aïe ! Je ne me voyais pas aller pointer à l’usine. Pour faire quoi d’ailleurs, O.S sur machine ? Il n’était pas question non plus de retourner œuvrer dans la plomberie-zinguerie. Pour me casser le dos à porter des baignoires, des ballons d’eau chaude, ou pour dégringoler d’un toit. Merci bien ! Je laissais ça à ceux qui n’avaient pas d’autres moyens que de subir leur sort de prolétaire. Alors j’ai eu cette idée de devenir commerçant. J’en ai discuté avec ma mère et lui ai exposé mon projet comme je l’aurais fait devant mon banquier. Elle a réfléchi pendant deux jours et au matin du troisième, elle m’a dit qu’elle était d’accord pour m’avancer l’argent nécessaire afin de me mettre à mon compte, à charge pour moi de la rembourser dans les termes que nous allions définir ensemble. Je ne sais pas ce qu’avait été sa jeunesse, mais j’imagine qu’elle avait dû grandir dans un milieu assez bourgeois à la rapacité héréditaire. Mais bon ! Deux mois plus tard, je me lançai dans le grand bain. Évidemment, il n’était pas question pour moi de prendre un pas de porte, c’est donc sur les marchés que je débutai dans la carrière. Je me mis à vendre des fringues, des trucs un peu hippies, babas cool comme on disait plus tard, des chemises à fleurs, des jeans, des tee-shirts à paillètes ou brodés, des bijoux fantaisie, cuirs et perles. J’étais l’un des premiers sur le filon, alors très vite je me suis fait une clientèle d’irréductibles. Pour ne pas dépareiller, je m’étais laissé pousser la barbe et les cheveux, je m’habillais comme mes acheteurs. Eux, des jeunes de l’époque, très jeunes mêmes, parfois, avaient l’impression que je faisais partie de leur clan et moi, en bon commerçant, je ne faisais rien pour les détromper, un peu à l’image de toutes les industries d’hier et d’aujourd’hui, légales ou pas d’ailleurs, qui prospèrent en profitant de la naïveté inhérente à cet âge.
C’est là que j’ai rencontré ma femme. J’installais mon étal sur la place du marché dominicale d’un quartier excentré de Lyon à deux pas d’une église. En sortant de la messe, Maria faisait son petit tour en compagnie de sa mère et de son jeune frère. Immanquablement, elle s’arrêtait devant mon éventaire de colifichets et en tripotait quelques-uns en me jetant des regards à la dérober, ne manquant jamais de m’adresser un sourire timide avant de disparaitre au milieu de la foule. Je me doutais bien que ce qui l’attirait n’était pas ce que j’avais à vendre. Sa tenue vestimentaire plus stricte que sobre ne me laissait aucun doute là-dessus. Elle était de ces jeunes filles dont le corps leur dit qu’il est l’heure d’enfanter et qu’il est donc temps de trouver un père pour le bébé à venir. Maria avait jeté son dévolu sur moi. Je ne sais pas pourquoi. Parce que j’étais là, tout simplement, et que sans doute les occasions de sortir étaient rares pour elle, maintenue recluse qu’elle était dans le cocon familial. Je me suis pris au jeu et de fil en aiguille, je me suis retrouvé devant un curé avec un nouvel anneau au doigt. C’était en soixante-quinze. Maria était déjà enceinte. Avec elle, j’ai eu quatre enfants, quatre semi-bochos-amerloques mâtinés de Português. Belle brochette de lardons déjà conditionnés à l’avènement de la mondialisation. Les trois premières furent des filles, trois petites garces que je n’ai jamais pu supporter et qui n’avaient d’amour à donner qu’à leur Dieu et à leur mère. J’ai eu droit à tout ! Baptême, catéchisme, communion, confirmation, communion solennelle, tout le bastringue religieux avec la visite régulière du curé en prime. Je lui aurais bien pété sa gueule de temps à autre à ce rat de cervelle. Je crois que je tenais cette haine des soutanes du petit Français. C’était un rouge à cent pour cent, un rouge qui en avait plein les fouilles, mais bon, on ne choisit pas sa famille comme on dit.
Holà, voilà la bière qui pousse. Arrêt pipi avant une recharge pour la route.
DRK