Ma vie en cinq sec (4)
La timide petite Maria s’est vite révélée être une emmerdeuse de première. Dès lors, je vivais avec deux dragons femelles dans ma maison, ma femme et ma mère. Puisque la maison était grande, pourquoi serions-nous partis vivre ailleurs Maria et moi ? La place ne manquait pas. Pour mon malheur, immédiatement ma mère et Maria se sont entendues comme des amies de toujours. Au début, j’étais jaloux de cette entente fusionnelle, mais très vite j’ai fait ma vie en parallèle. Alors pourquoi quatre enfants ? Vous demanderez vous. Je voulais un fils. Comme sans doute de nombreux pères, je vivais avec en moi cette illusion qu’il me fallait quelqu’un pour perpétuer ma race. Race de quoi ? Je me le demande. Harrison, c’est le prénom que Maria lui a donné. Ç’aurait pu être pire, sans mon intervention elle était toute prête à l’appeler Han Solo. C’est dire le niveau. Il est né à la fin du mois d’octobre mille neuf cent quatre-vingt. Si vous savez compter, vous réalisez que l’on a eu quatre gosses en cinq ans. Une poule pondeuse n’aurait pas fait mieux, mais après le dernier, Maria a eu quelques petits soucis du côté de la machine à cloner. Il a fallu qu’elle se fasse retirer les ovaires. Dans un sens, c’était peut-être mieux, je dirais même que ce fût un véritable coup de bol, sinon, je ne sais pas au bout du combien nous nous serions arrêtés. De là, ma femme s’est mise à gonfler à vue d’œil. En deux ans, elle avait pris vingt kilos. À la mort de ma mère, elle avait les rondeurs d’un ballon-sonde. Je n’osais plus sortir avec elle depuis longtemps déjà.
Ma mère est morte assez jeune si l’on y pense, elle n’avait que soixante et un ans. Ça a été un choc pour moi, d’une violence extrême. J’avais toujours vécu avec elle, hormis les quelques mois passés à Rennes. C’est Maria qui naturellement a pris sa place dans mon esprit. Si elle n’avait pas été là, j’aurais très bien pu dégringoler au troisième sous-sol. Grâce à elle, j’ai stoppé ma chute sur les dalles glacées du premier. C’est là que j’ai recommencé à pas mal picoler, pour ne plus jamais arrêter. Ma mère ne m’a pourtant jamais donné beaucoup plus de preuves d’amour qu’elle n’en offrait à son clébard, peut-être moins même, mais elle restait ma mère, le tuteur qui m’avait permis de me hisser hors de terre. À partir de ce moment, Maria, d’exigeante, devint tyrannique et moi de plus en plus absent, par réaction. Curieusement, c’est aussi à partir de ce décès que j’ai commencé à penser de plus en plus souvent à mon père. J’ai même imaginé faire des recherches, mais à partir de quoi ?
Je suis le « number one » du baby-boom. Je suis né le six août mille neuf cent quarante-cinq. Ça ne vous dit rien ? Et si je vous dis onze septembre deux mille un, ça vous parle mieux ? Oui, pas de doute. Des gens sont nés ce jour-là aussi, ce jour que l'on dit pourtant d’infamie. Eh bien moi, le jour d’infamie que j’ai choisi pour venir au monde, c’est le six août mille neuf cent quarante-cinq. Si pour vous cela n’éveille vraiment rien de particulier, parce que vous êtes trop jeune ou trop ignare, foncez sur Internet et tapez ma date de naissance ; la lumière se fera alors, éclatante comme le flash ultime qui précède la mort. J’ignore pourquoi cette guerre que je n’ai pas vécue m’obsède à ce point. Peut-être la mémoire traverse-t-elle la barrière des générations. Ce qui est étrange, c’est que j’ai cette impression que depuis, cette guerre n’a jamais cessé véritablement. Elle semble simplement avoir changé de formes, jusqu’à son stade ultime, celui d’aujourd’hui. Un stade sous lequel nos petits copains d’avant nous tapent toujours amicalement entre les omoplates avant de laisser glisser délicatement la main le long de notre dos pour nous mettre un doigt dans le cul. Qui peut dire ce que serait le monde si cette guerre n’avait pas eu lieu ? La France et les autres pays européens seraient-ils restés de grands pays élargis par d’innombrables colonies ? Peut-être pas. Peut-être serions-nous tous rouges à l’heure actuelle ou aurions-nous été anéantis par une guerre nucléaire. À présent, c’est nous les colonisés. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux. Toute notre société est écrasée sous le joug oppresseur des marchands de l’Amérique. Qui en a conscience ? Tout le monde est complice dans les hautes sphères. « Alléluia grand frère ! » Ça ne pense pas, un amerloque. Ça calcule, ça évalue. Que penser d’un pays dont le président en appelle à un dieu, d’un peuple qui en est encore à flinguer des innocents ? Je déteste l’Amérique, mais au travers d’elle, c’est ce salop de Ricain qui m’a laissé tomber que je hais véritablement. Ce salop que j’aurais bien aimé rencontrer ne serait-ce qu’une fois, pour voir la tête qu’il avait, pour l’entendre baragouiner en amerloque.
Lorsque j’étais môme, je me l’imaginais comme un genre de cow-boy, un John Wayne solitaire, un peu à l’image de celui de la chevauchée fantastique, le premier film que j’ai vu au cinéma. L’Amerloque dans toute sa splendeur, feutre vissé sur la tête, jeans et bretelles, avec une selle de cheval dans une main et une carabine Winchester dans l’autre. Le type qui n’a peur de rien et qui fait du stop sur la piste. « Et les Indiens, Papa, tu ne crains pas les Indiens ? — Les Indiens ? On va s’en occuper et je dois t’avertir qu’ils vont sacrément morfler. On va te les saigner en moins de deux ! » Musique : « tatata tatalatata, tatata tatalatata ». À l'heure qu'il est, il a dû passer l’arme à gauche le father, depuis longtemps, pourtant il pourrait tout aussi bien être encore en vie, si peu probable que soit cette hypothèse. À moins qu’il ne soit mort avant ma naissance, peut-être flingué par ma mère juste après qu’il l’ait violé. Tout est possible. Donc, j’ai envisagé de faire des recherches, mais à partir de quoi ? disais-je. Je ne connais la région d’Allemagne dont est originaire ma mère que par les quelques papiers qu’elle m’a laissés à sa mort. Je ne sais même pas où elle a rencontré mon père, ni dans quelles circonstances, pour la date, j’ai un doute. Récemment, comme la mode est à la recherche de paternités, j’avais pensé faire passer des tests génétiques à cent millions d’Américains de sexe mal au hasard, juste pour voir. Bon, je réalise ce que cette idée a de délirant, mais sur le coup, elle me paraissait jouable. On n’est pas toujours très lucide en fin de journée quand on s’est enfilé sa quantité de bibine habituelle.
DRK