Je me sentirais coupable si je l'étais. S'il avait fallu, j'aurais même consenti à l'être. Les choses auraient été plus faciles. Pas plus faciles à vivre, ça non, et puis ce serait perdre son temps. On ne vit rien en vivant des choses faciles. Les événements changent mais les émotions qui en découlent sont comme de l'argile : on peut les déformer, les modeler, les creuser, en faire des rouleaux ou des cubes à peu près droits, elles restent de la même couleur et sentent toujours la même chose. Alors on fait des formes différentes pour tout. Mon honneur, ce soir, pour ne pas être coupable, je me suis fait argile.
Il m'est souvent arrivé d'être coupable, mon honneur, tant de fois que les femmes du monde entier devraient faire la queue deux fois pour me gifler chacune leur tour autant que je l'ai mérité. Je ne l'ai jamais fait par plaisir, ni par mépris. Je l'ai fait comme on achève un soldat mortellement blessé sur le champ de bataille. Sauf que c'est moi qui me trouvais au bout du fusil et de la baïonnette, c'est moi qui ai tiré et moi qui ai planté le froid de ma lame dans le cœur encore affolé de ma victime. Ce n'était pas non plus de la pitié, ni même du sadisme. En vérité, j'ai tiré pour me défendre et j'ai tranché pour ne plus jamais avoir à tirer sur cette personne.
J'ai versé tant de sang et tant de larmes dans tous ces yeux, mon honneur ! Il fallait voir mon œuvre : une implacable armée d'amour décimée en une fulgurante phrase, en un mot décoché à l'arbalète de la sournoiserie, en une lettre, en une parole et même en quelque proposition scabreuse. Je n'ai jamais tant désiré qu'on me haïsse que lorsqu'on m'a aimé. Quel besoin avais-je de laisser à l'éplorée la moindre illusion selon laquelle j'aurais pu revenir ? Elle souffrait le martyre, cette sainte imparfaite qui n'avait su me rendre heureux, il m'était interdit de la contempler dans l'indifférence du monde. Je devais briser le moindre doute, je lui devais, pour qu'elle ne souffre plus à cause de nous. Parce que pour qu'il y ait un nous, il fallait qu'il y ait un moi. Sans moi, plus de nous, plus d'illusion, plus de souffrance. Je tuais cette image de moi sans me soucier de l'image de l'homme, pauvre égoïste que j'étais.
Je vous demande pardon.
Je demande pardon à toutes ces femmes qui n'ont pas ployé sous le jonc de ma raison bâtarde. Je demande pardon à tous ces hommes qui ont dû rattraper mon erreur égoïste, sans pour autant en comprendre la teneur car, pardonnez-moi à nouveau, le premier amour est roi, les autres ne sont que sujets ou révolutionnaires. Je demande pardon à tous ces amis qui n'ont pas su trouver les mots pour celle qui semblait si heureuse et pourtant on ne comprend pas et de toute façon c'est qu'un con mais vraiment pourquoi a-t-il fait ça tu es si géniale. Et malheur à qui ose dire que les différences ne se complètent pas toujours.
Ce soir, je ne suis pas coupable. J'ai creusé la question. Je l'ai roulée dans tous les sens, aplatie comme une crêpe, tournée à droite et à gauche, retournée encore et encore. Mon argile était prête à l'emploi sans même que j'en connaisse l'usage. Alors le monde s'est figé sur mon visage. Je l'ai prise dans mes bras. Je lui ai dit que cette bataille était finie et qu'elle pouvait rentrer chez elle. Je suis parti, mon masque d'argile maladroit posé sur l'épaule. Je crois qu'il pleuvait un peu. Et là, sous la pluie, j'ai compris que la Terre n'était pas qu'un gros caillou gris.