Les envies de meurtre, ça ne vient pas tout seul. Il y a toujours un abruti pour les déclencher, un abruti dont le but premier dans la vie est d'ennuyer son petit monde. Si je voulais être vulgaire, j'aurais dit « emmerder son petit monde ». Mais, même sous le coup de la colère la plus intense et la plus violente à l'égard de cet abruti, je ne serai pas vulgaire. Pourtant, si vous entendiez les injures qui me traversent l'esprit, les mots effrayants qui se promènent dans ma tête et qui ne demandent qu'à en sortir, peut-être que vous ne me considéreriez plus comme une gentille fille, toujours calme et jamais énervée. Je reste humaine, je peux être violente, tant par mes gestes que par mes mots. Mais je préfère être calme, prendre la vie comme elle vient, ne pas me soucier de certains détails qui me la pourrissent.
Reprenons cet abruti fini. C'est également lui qui fera couler les larmes sur vos joues, là où d'habitude il ne coule pas de larmes. C'est lui qui vous fera perdre votre voix à force de crier quand d'habitude vous ne criez pas. Il fera lorgner votre regard sur les couteaux, les sabres, presque malgré vous. A croire qu'il ne craint pas la colère des autres. Pire même : à croire que cette colère le fait rire et le rend puissant. Comme s'il se tenait devant Superman. Mais pas devant le Superman auquel on pense, le fort, le protecteur, le Superman des bons jours. Je parle du Superman affaibli, entouré de kryptonite, celui qui ne peut plus rien pour vous et votre vie puisqu'il essaie désespérément de sauver la sienne.
Des abrutis, le monde en est couvert. Ils sont la pelouse du monde, les océans de la Terre. Il en pousse toujours, tous les jours, partout, chez vous comme ailleurs. Bien sûr, on se croit meilleur, on se pense plus intelligent et impossible à détester. Mais quelque part sur Terre, il y a cette personne pour qui vous serez l'abruti fini pour telle ou telle raison. Une limite dépassée, un livre perdu ou une promesse trahie. Les plus grands diplômes et les meilleures universités ne peuvent nous faire échapper à ça. Je suis persuadée que même le meilleur des Hommes peut être détesté. Il devait bien y avoir quelqu'un pour détester Gandhi ou Jean-Paul II, n'est-ce pas ? Preuve en est avec le regretté Martin Luther King, qui ne voulait que le meilleur pour tous, qui ne voulait que le rêve américain pour tous les Américains, noirs comme blancs, juifs comme chrétiens, hommes comme femmes...
J'aimerais pouvoir appliquer les principes de ces hommes, être capable de lutter sans violence, avec juste quelques mots bien placés. Mais je n'ai pas la spontanéité nécessaire et une haine de la violence suffisante pour lutter ainsi. L'abruti contre qui je lutte, désespérément, ne s'arrête pas à quelques mots. Il a besoin d'aller plus loin, de me pousser à bout, de me faire pleurer pour se sentir victorieux. Dites que je suis bête de céder aussi facilement, que je suis idiote de répondre ainsi, que je devrais laisser courir si vous le voulez. Je n'aurais qu'une réponse à vous donner : venez, essayez. Tentez autant de fois que vous le voulez. L'abruti ne se laisse pas faire. Tel l'hydre des mythes grecs, dès qu'on démonte un de ses arguments bancals, il en trouve trois autres et il vous démonte. Comme dit le proverbe, plus facile à dire qu'à faire. C'est pour cela, pour ces raisons, que je préfère partir m'enfermer dans mon refuge secret. Pour ces raisons que je mets la musique si fort.
Je veux couvrir la voix de l'Abruti. Couvrir le bruit désagréable qu'il fait en ouvrant un tiroir ou en le refermant.
Je suis une sotte, je suis une faible, une lâche, mais je préfère ça à une guerre inutile qui ferait plus de blessures morales que de blessures physiques.