[voyage virtuel, sur les pas d'Anne Rice, de Lestat et des sorcières Mayfair...cette babayaguerie est trop courte pour être une nouvelle, c'est pourquoi je la pose dans "autre"]
J’entends la rue ; le jardin me suffoque de parfums forts et de chaleur. Sous le magnolia, je suis assaillie par des vrombissements de bêtes, piquantes, grattantes, exaspérantes…le parfum pourtant si sucré des fleurs ne les détourne pas de l’appât douceâtre de ma chair, et je suis déjà dévorée. D’autres odeurs se mêlent à celles du jardin, odeurs de terre et de ville, de fritures, de sueur, d’excitation, odeurs d’un soir sans limite, vibrant des attentes contenues toute l’année, des impatiences illicites et des voluptés promises…
Cette année encore je reste cloîtrée derrière mes murs mais Carnaval est généreux dans sa folie, et son remugle sensuel inonde de couleurs les rues de Garden District, ouvre les portes, monte les allées, bouscule les vigiles, viole les propriétés. Dehors, la ville est morte qui n’est pas dans la rue : les clients ont déserté les cafés, la musique n'est plus dans les troquets miteux, elle est partout, elle suppure, elle suinte, au rythme du Mardi Gras, suivant une syntaxe qui lui appartient, elle module ses appels, tantôt lascive et troublante, tantôt brutale et sexuelle…
Le tempo régulier déchire les carapaces, des êtres hybrides ont pris possession de la parade. De leurs chrysalides lacérées naissent de surprenantes éphémères, belles dans l’extrême de leur laideur. C’est une fratrie gigantesque qui s’improvise, oubliant l’ignominie des hommes sous le mensonge du masque.
Je devine le cortège arrêté un instant sur la place. Un piétinement exaspère la nuit tombante, mes nerfs sont comme habités des exaltations qui pulsent, là-bas derrière les murs. J’aimerais briser mes remparts, jaillir de ma coquille et me mêler une fois seulement aux sueurs acides qui colmatent les autres corps. Quel courage me faudrait-il pour rejoindre la meute joyeuse ? Quelle inconscience pour s’oublier dans la transe ?
Mais pour cela il me faudrait briser mes murs, et mes doigts putréfiés n’y résisteraient pas. Mieux vaut donc rester là, Carnaval est généreux, et sait venir lécher de sa folie les abords de mes plaies, glisser sa démesure dans la fente de mon caveau obscur…
Rassérénée je rajuste sur ce qui me fut buste un souvenir de dentelle, et j’attends, sous le grand magnolia. Comme chaque année, Carnaval viendra.