Sous une étoffe épaisse, trop chaude pour l'été, mais qui camoufle les quelques formes que je n'ai pas encore réussi à gommer, je glisse dans la galerie trop brillamment éclairée; la sueur des corps mêlée d’excitation marchande me donne la nausée. Je ne me sens aucune affinité avec ces cœurs qui battent enorgueillis du poids de leur porte-monnaie, avides de jouer le rôle qu’on leur a distribué. Je suis là par faiblesse, esquif en détresse, à contre-courant je n’ai même plus la force de ramer, je me laisse entraîner.
Devant moi s’ouvre obligeamment le portillon chromé, la poussée de fières matrones remorque mon corps sans volonté. Partout des étals grimacent leurs marchandises, les gondoles surchargées dressent leurs têtes clownesques, pièges faciles et séducteurs, criards et tentateurs. Indifférente je subis rayon après rayon, des mains avides fouillent les articles soldés, laissant un peu d’âme salie sur les textiles défraichis. Les faces s’éclairent d’un contentement sans conscience devant des trouvailles grotesques, vêtements à moitié prix dont le défaut est si infime, n’est-ce pas, qu’à ce prix on le prendra quand même, vaisselle cabossée, pacotilles à bon marché, prêtes à casser, à être remplacées…bon ou mauvais il faut acheter, chaque esprit est vidé par une musique tellement insipide qu’on la croirait composée pour accompagner la symphonie mercantile de l’hypermarché ; vidé et puis rempli de vide au rythme des caddies qui se comblent jusqu’à vaciller.
Quelques femmes jeunes et minces sur des rollers affichent un air pressé, hermès modernes elles ont l’air surnaturel des créatures supérieures, et guident le troupeau d’enclos en enclos, veillant à sa progression sans heurt. Sous le haut toit de tôle quelques oiseaux sont piégés et pépient désespérés des interrogations tragiques mais personne ne leur prête attention car ils ne sont pas à consommer, on préfère à leur chant le bourdonnement grave et aseptisé du rayon réfrigéré, où des volailles sans yeux attendent sous emballage sécurisé.
Malgré mon armure de mailles j’ai froid. Mais l’air n’est pas le seul à être conditionné, des enfants affichent partout l’expression docte et puissante de celui qui sait, méprisant celle qui ne porte comme alibi ni sac gonflé de sucreries ni autre marque que l’hématome pâlissant d’une vie en sursis.
Certains étals gardent en mémoire l’odeur du sang mais on a soigneusement gommé tout ce qui pourrait évoquer le trajet qu’a fait la chair morte avant d’arriver soigneusement emballée. Sur leur catafalque glacé, des poissons étêtés ne vrillent plus leur œil rond d’argent sur le passant curieux, que leurs formes identiques ne risquent pas d’effrayer. Mes doigts se contractent sur mes cuisses, je fuis les rayons bouchers vers l’arrière du magasin , il n’est pas encore l’heure de rentrer, je dois boire jusqu’à la lie cet alibi forcé, faire les courses… que fait-on là en réalité si ce n’est affirmer dans ce délire une obscène humanité dont les besoins infinis gonflent sans arrêt, baudruche hideuse aux têtes multiples…je n’ai ni faim ni soif, je suis vêtue, je n’ai pas mal, en quoi participer à cette homélie permettrait-il ma survie ?
Certains rayons sont presque désert, articles au rebut ou bien trop chers, il y fait meilleur, si l’on oublie les oukases qui semblent tomber du ciel, promotions à saisir, dans l’enfer des désirs, qui scandent naturellement la bouille sonore vomie par des hauts bonimenteurs invisibles.
Je n’en peux plus de piétiner et je m’arrête devant une étagère encombrée. Ici se vend de la lumière, spots affligeants de banalité, couleurs que l’on voit partout, chandelles magiques dont les éclats artificiels promettent d’assassiner prestement tous vos recoins d’ombre.
Je repars en sens inverse, on me pousse vers la caisse, une ligne tracée au sol m’indique obligeamment la direction à prendre, émaillée encore d’objets qui claironnent qu’il est inenvisageable de sortir sans consommer.
Mais j’ai trouvé ce que je cherchais.
Une lampe d’obscurité.