Ma chérie, qui que tu sois,
Si je t'écris cette lettre, c'est que je m'apprête à mourir dans les années qui suivent, sûrement dans le prochain siècle, en tout cas je l'espère. J'espère mourir et j'espère que ce sera dans le prochain siècle. Dans le cas contraire et si je devais ne plus pouvoir écrire, débranche-moi s'il te plaît. Comme je peux encore, je t'écris ce que j'ai peur que tu ne puisses jamais lire car tu ne sauras jamais si cette lettre est pour toi. Pourtant tu verras ces mots.
Ma belle, ma bien-aimée, bien que je trouve le terme arrogant car si quelqu'un aime mal ici-bas, c'est bien moi, ma chère et violente amoureuse, tu n'as jamais su pourquoi je t'aimais. Tu n'as jamais su ce qui m'animait, du jour où nos regards se sont croisés jusqu'à celui-ci où ses lignes t'apparaîtront comme une pique rouge sur la cornée. Si je n'étais pas aussi occupé à chercher le plaisir dans tout ce qui vit ou non, j'aurais su comment te le dire bien avant. Mais le malheur n'attend pas, il faut le traiter en premier.
Tout s'est mal passé et j'y suis pour beaucoup. Surtout à la fin. Une histoire, un nœud de boudin. Finalement, rien ne vaut un caillot de sang pour ne souffrir qu'une fois. Sauf que même aujourd'hui, un mois, un an ou même dix ans après, je voudrais te revoir, qui que tu sois. Mais c'est impossible, me diras-tu, tu es parti et je te hais, chaque cellule de mon corps désire ta perte autant qu'elle a désiré tes caresses. Parce que mourir cent fois ne m'intéresse pas, je préfère t'expliquer, mon aimée. C'est une histoire d'eaux.
Il n'est rien d'accompli en ce monde et surtout pas les gens. Je hais les gens. Mais toi, toi qui me lis et que je veux revoir, tu es une personne. Une personne qui ne sera jamais accomplie. Ta vie serpente sur la montagne du temps immuable et un jour, elle a croisé le ruisseau qui me sert de fil conducteur vital. Je ne suis pas sûr de pouvoir te dire quelle distance nous avons parcourue ensemble, ni sur quel terrain ni avec quels compagnons. Depuis, je n'ai plus le même goût, évidemment. Et c'est là que naît mon intérêt : quel goût as-tu à présent ?
Au début, je t'ai trouvée fraîche et savoureuse. Ton arôme faisait battre mes veines. Tandis que la montagne semblait stopper son immobilisme, je décryptais les ingrédients de ton existence. Tu avais filé droit, parfois sinueusement. Quel drôle de mot, quelle saveur étrange mais ô combien épicée ! Je me prélassais dans tes méandres, chaque histoire de tes virages m'arrachait un éclat de pierre irisée. Je commençais à apprécier la recette de nos cours lorsque, soudain, sans prévenir, tu t'es arrêtée en chemin. Rivière, tu es devenue lac. Ma grand-mère est un lac, que dis-je, un océan aux milles variétés de faune et de flore, mais toi ? Pourquoi veux-tu te faire plate et froide sur une pente aussi raide que la jeunesse ? Quelles argiles n'as-tu pas goûtées, quelles espèces n'ont jamais bu à ton eau ? Mais vraiment, pourquoi ce barrage ?
J'ai vu les algues peupler ton eau, la vermine grouiller. Et comme tu t'assombrissait, j'ai plongé avec toi pour découvrir tes maux. Pauvre de nous. Je n'ai rien trouvé que des troubles sans réponse, le jour maudissait notre union et la nuit rêvait d'autres horizons azurés. Alors, comme un enfant sur l'onde tranquille, j'ai jeté des cailloux pour ricocher sur ton humeur. Tu as perdu ton goût, comme les autres, tu t'es aplatie pour refléter le ciel. Le ciel est beau, mais toi tu étais vivante, insaisissable, unique dans ton flux incessant, mon érosion. Avant.
Tu as fini de courir, tu as fini de changer. Dans mon insupportable insolence, dans mon irrémédiable mépris, j'ai brisé ce barrage avec toute ma violence de torrent impétueux. Je t'ai brisée.
Et comme tes larmes coulaient sur la rivière de ta vie, je me suis assis sur un rocher mouillé pour t'admirer. Il pleuvait ce jour-là et le soleil se noyait car tu pleurais. J'ai retourné ton monde, les enfers glacés ont dégouliné jusque sur ta peau, encrassant ton lit humide, ruisselant sur ta montagne aux prés givrés. Je t'ai vue brûler cette plaine où nous avons fait crue. Je t'ai vue t'embraser, devenir lave pour calciner la terre de nos amours, je t'ai vue couler à nouveau telle la furieuse lame de fond soulevant les crustacés incrustés jusque dans les profondeurs de ton âme, ces mollusques que tu as tant chéris devenus parasites car ils portaient ma trace, ma voix, mon eau. Je t'ai observée depuis la nouvelle Lune, avec l'intérêt des astres pour la marée. Je me faisais rouge au coucher, rouge de penser que tu regardais peut-être ce même astre en ce moment où mon eau passait déjà sous d'autres ponts.
Je veux te revoir car aujourd'hui, tu coules à nouveau. Tu jaillis d'entre les terres comme la source du monde, eau douce, tu mousses. Quel goût as-tu à présent ? Je ne sais plus quel est ton lit, as-tu eu d'autres affluents ? Même si nous ne devions plus jamais nous croiser, sache que je t'ai aimée. Je t'aimerais peut-être encore si je te revoyais. Avant, tu étais différente des autres. Aujourd'hui, tu es différente de toi-même.
Puisses-tu devenir puissante et repousser tous les barrages à ton tour.