J'ouvris doucement les yeux face à un mur en bois irrégulier. En sentant mon dos douloureux, je compris que j'avais dormi sur le plancher. Il était très humide et je craignis d'attraper du mal. De plus, j'avais la curieuse sensation de tanguer, comme sur un bateau. Mais comment aurais-je pu arriver sur un bateau ? Les événements de la veille – mais était-ce la veille ? – me revenaient par fragments, tout en restant flous et assez imprécis. Je revoyais seulement mon sac de farine, percé d'une balle, cette ruelle sombre où je m'étais cachée. Et le boulanger qui m'a offert un croissant. Et le regard cruel de ces deux pirates. Des pirates... Serais-je donc sur un bateau pirate ?
Je voulus me redresser mais un mouvement brusque non loin de moi m'effraya et je fis mine de dormir. Ces bandits avaient dû m'enfermer dans la cale de leur navire. Je comprenais mieux l'humidité du sol et cette impression de tanguer. J'entendis des pas légers se rapprocher. Mon geôlier s'exclama d'une voix rauque :

- Te voilà enfin ! Tu m'as fait faire quinze minutes en trop !
- Elle n'a pas l'air bien agressif, répondit une voix plus jeune, plus harmonieuse. Ça n'a pas dû être trop fatiguant de rester là à ne rien faire.
- Tu n'es qu'un mousse (J'entendis le pirate se lever.), le capitaine pourrait t'envoyer chez les requins si tu continues comme ça !
- En parlant du capitaine, c'est lui qui m'a retenu.
- Bien sûr, et je suis le roi des Caraïbes, s'esclaffa-t-il d'un rire gras et sonore à faire trembler les murs. Bon je te laisse avec elle.

Il partit d'un pas lourd tandis que l'autre semblait s'installer sur un tabouret ou une chaise. Il fallait que je sache notre destination et ce gardien de cellule me semblait plus agréable et moins effrayant. Je me levai donc, d'abord dos à lui, avant de me retourner pour découvrir un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans tout au plus. Il était en train de sculpter un morceau de bois grossier avec une petite dague. Ses yeux, cachés par quelques mèches brunes, vinrent rencontrer les miens. Nous nous toisâmes puis il déclara doucement avec un léger et furtif sourire :

- Bien dormi ? (Je hochai la tête.) Pas trop de nausées ?
- Non, aucune. Je dois avoir le pied marin.
- C'est une bonne nouvelle.

Il baissa la tête, ses yeux verts se reposèrent sur sa sculpture.

- Le voyage risque d'être long, reprit-il.
- Où allons-nous ?

Il posa dague et sculpture, réfléchit et me considéra un instant.

- Je t'avouerai que je ne le sais pas moi même. Je peux juste affirmer avec certitude que nous sommes au sud de Cuba. Le reste m'est inconnu. Seul le capitaine connaît notre destination.
- Et... Pourquoi moi ?
- Comment ça ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
- Je n'ai rien qui puisse intéresser un pirate, aucune fortune, aucun bijou.

Il se leva de son tabouret et approcha son visage de la grille de ma cellule.

- Tu possèdes plus qu'une fortune. Crois-moi, tous les pirates se damneraient pour t'avoir dans leur cale.
- N'êtes-vous pas déjà damnés ?

Il eut un petit rire suivi d'un franc sourire.

- Il n'empêche que je ne comprends pas. Je ne suis qu'une fermière.
- Il faudrait peut-être mieux que tu ne comprennes pas tout-de-suite. Mais tu le sauras bien assez vite, ne t'en fais pas.

La porte s'ouvrit brutalement, le jeune homme recula vivement.

- Krater, marmonna-t-il.

Le-dit Krater faisait au moins deux voire trois têtes de plus que moi. Il est vrai que je ne suis pas bien grande à l'origine mais cet homme-là était immense. Sa peau d'ébène était ornée d'étranges dessins bigarrés, comme des peintures de guerre. Des tracés en pointillés blancs lui encadraient les yeux, rendant son regard menaçant, acéré à la manière d'un aigle ou d'un vautour. Je reculai mon visage de la grille. Son torse nu semblait me dire qu'à tout moment il pouvait briser n'importe quoi – ou n'importe qui – comme une vulgaire brindille.

- Je viens la chercher, dit-il d'une voix très grave, presque d'outre-tombe. Le capitaine veut la voir.