_____________________MA VIE CUL SEC___________
Hier soir, j’ai vu un documentaire relatant les évènements qui ont entrainé la fin des dinosaures. Si c’est ce genre de truc qui nous attend bientôt, on a du mouron à se faire. Comme la fin du monde est prévue à l’approche de l’hiver, au moins, on aura bien chaud… une dernière fois. Pour fêter ça, à la fin du doc, je me suis resservi une bière-whisky. Ma boisson préférée, trois quarts de bière, un quart de whisky. C’est un cocktail de mon invention. Autrefois, je buvais soit de la bière, soit du whisky et puis un jour, je me suis dit que c’était assez con de les avaler séparément alors que de toute façon, le tout se mélange à l’intérieur. Pourquoi bière et whisky ? C’est le genre de question qui doit tourner dans la tête de certains. Pour tout dire, ma mère était allemande et mon père américain, ceci explique cela. Pourtant, c’est une règle que je n’applique qu’aux liquides, je n’ai par exemple jamais été tenté par le hamburger-choucroute, d’autant que je suis né en France.
Et si ma mère avait habité du plus mauvais côté de l’Allemagne à la fin de la guerre — je dis du plus mauvais côté, mais il est difficile de différencier tel endroit d’un autre dans un pays en ruine – dans la partie qui a été ensuite occupée par les Soviétiques ? Qu'est-ce que je picolerais ? De la vodka-bière sans aucun doute. Bien que ce que je dis soit tout à fait improbable, j’en ai bien conscience. Si c’est un ruskof qui avait engrossé ma mère, elle n’aurait pas accouché de moi, mais de quelqu’un d’autre. Il faut toujours qu’on s’imagine naissant dans d’autres conditions que celles qui nous ont révélés au monde. C’est idiot. Et si mon père s’était masturbé un bon coup au lieu de baiser ma mère, où aurais-je fini ? Y a pas à dire, ma vie aurait été sacrément courte. « — Accroche-toi, voyageur ! Je tire la chasse d’eau ! » Au moins, j’aurais vu du pays.
Mon père, je ne l’ai pas connu. Ma mère ne m’en a jamais dit beaucoup sur lui, mais étant donné la manière dont elle en parlait, j’ai toujours su que leur rencontre n’avait pas été à proprement parler une grande histoire d’amour. À mon avis, il a dû s’agir d’une entrevue d’un soir ; peut-être qu’ils étaient bourrés tous les deux ; peut-être qu’elle ne se souvenait même pas de sa tête le lendemain ; peut-être qu’elle ne se rappelait pas non plus s’être fait sauter. Qui sait, dans la liesse et la cohue générale de cette fin de guerre ? Tout le monde devait se réjouir que les saloperies cessent enfin, même ceux qui avaient sacrément morflé. Si ça se fait, je suis tout simplement né à la suite d’un viol. Certains parmi les vainqueurs s'octroient des droits, celui de cuissage en fait partie. Qui va aller faire des reproches à des types qui ont survécu à l’horreur alors que l’on a mis une nation à genoux sans tergiverser sur les moyens ? C’est un doute que j’aurais toujours. Je n’aurais plus de réponse, ma mère est morte en quatre-vingt-cinq.
Après ma naissance, elle a fui son pays pour la France. Pourquoi la France ? Je crois qu’elle avait fait la rencontre d’un jeune type qui faisait partie des troupes d’occupations françaises et comme elle avait quelques notions de la langue, cela lui a permis de créer un pont. Elle a vécu quelques années avec ce Français. J’en ai de vagues souvenirs. J’ai même cru un temps qu’il était mon père, mais bon, ma mère m’a ramené à la raison. Il ne dépassait pas un mètre soixante, taille que je faisais déjà à onze ans. Ils devaient avoir fière allure tous les deux dans les rues de Lyon, le rase-mottes et sa géante, le Fransouze et sa Chleuh. Ma mère était un sacré cheval à son époque. C’était une belle femme à la chevelure blonde, mais elle devait en imposer à plus d’un avec sa stature. Son Français est mort alors que je venais juste d’avoir mes six ans, elle l’appelait comme ça lorsqu’elle parlait de lui, si bien que je n’ai jamais connu son prénom. Mon petit Français qu’elle disait, comme d’autres auraient dit mon petit chien, en décomposant les syllabes à cause de son accent qui est toujours resté bien accroché. On n’a jamais trop su de quoi il était parti, un truc dans le cerveau, mais ça a été expéditif. Il était dans son jardin en train de bricoler et tout à coup, il s’est affalé, raide. Il faut dire que c’était une outre percée et qu’il fumait comme dix pompiers. Il m’arrivait de parler de lui avec ma mère. Je crois qu’elle l’aimait bien, mais je ne me souviens pas avoir constaté qu’elle ait ressenti le moindre chagrin à sa disparition. Si c’est le cas, elle n’en a rien montré. Il était là, il me servait de père, de mari à elle — oui, ils avaient fini par passer à la mairie —, mais pour ce qui est des sentiments, je crois que ma mère attendait autre chose, autre chose qui n’est jamais arrivée d’ailleurs ; peut-être par ma faute, à cause de ma présence, ou tout simplement parce que le preux chevalier n’est jamais passé à sa porte, à moins qu’il ne soit passé et qu’il ait été trop impressionné par son physique de catcheuse et son visage où manquaient quelques rides, principalement au coin des lèvres. Tournure comme une autre pour dire qu’elle souriait rarement.