Au bout d'un moment, me tirant de mes réflexions, le gardien de ma cellule, un grand rouquin aux yeux noirs, vêtu d'une chemise blanche déchirée et d'un pantalon en grosse toile, se leva du tabouret et laissa sa place au jeune pirate brun. Sitôt qu'il s'assit, je m'exclamai :

- Hier, nous ne nous sommes pas présentés. Je m'appelle Leanne. Leanne Jones.
- Alexander Smith, répondit-il, la tête légèrement penchée à droite et les coudes posés sur ses genoux.

Il ressortit sa sculpture de bois.

- Que sculptes-tu ?
- Une sirène, dit-il en me regardant fixement comme si j'étais censée comprendre quelque chose.

Je posai mon regard sur le mur en face de moi.

- A propos de sirène, c'est drôle, le capitaine m'a dit que nous nous rendions à la Baie de la Mort.

J'entendis soudain quelque chose tomber au sol. Alexander avait lâché son bout de bois et gardait les yeux baissés, contemplant la sculpture rattrapée par la gravité de la Terre et dont un morceau s'était cassé.

- La Baie de la Mort... souffla-t-il. Tu en es sûre ?
- Oui, pourquoi ? Il a aussi ajouté que nous y serions demain.
- Connais-tu la légende de la Sirène aux Écailles de Lune ?

Légende... Le capitaine avait lui aussi employé ce mot en me congédiant. Je secouai négativement la tête à l'adresse d'Alexander.

- Il y a quelques décennies, commença-t-il, Cuba eut la chance d'avoir pour reine une charmante jeune fille, montée très tôt sur le trône à la suite du décès de ses parents dans des circonstances plus que douteuses. Son teint étant aussi pâle que le halo lunaire, on la surnomma très vite dans le royaume la Reine de la Lune. Elle gouvernait l'île d'une manière admirable, paix et ordre régnaient sans qu'aucun conflit ne vienne jamais troubler cette sérénité.
» Malheureusement, elle avait hérité d'une nature très fragile et, dans sa dix-neuvième année, elle tomba gravement malade. A de nombreuses reprises et à n'importe quel moment de la journée, elle était victime de malaises et de montées brutales de fièvre. Bientôt, elle ne put plus bouger de son lit tant elle souffrait. Tous les médecins américains et européens se pressèrent à son chevet mais aucun ne réussit à la sauver, seulement à la faire survivre un peu plus.
» Dans un dernier souffle, elle demanda à son jeune frère, de quatre ans plus jeune qu'elle, de préparer un bateau et un équipage pour aller l'enterrer avec toutes ses richesses sur une île secrète, bercée perpétuellement par la lumière de la Lune et par les brises légères du vent, dont seules les sirènes connaissaient le chemin et la manière d'y arriver vivant. Elle lui interdit de venir car elle souhaitait que ces mêmes sirènes tuent l'équipage tout entier afin que jamais personne ne puisse connaître l'emplacement de son tombeau. Un temple de marbre fut bâti par les marins, attristés par sa perte, en son honneur en à peine deux mois. Pendant ce temps, le corps de la jeune fille resta à bord, cachée dans la cabine du capitaine par une petite voile blanche, rendue inutilisable par une tempête qui avait frappé le bateau pendant le voyage. Ce navire gréé pour l'occasion et nommé le Céleste, fut coulé après que le temple où la reine reposait ait été scellé.
 » S'ensuivit une longue période de deuil dans toutes les îles des Caraïbes. Les habitants pleuraient cette reine si douce et si bienveillante. Les enfants se rappelaient avec tristesse cette jeune fille si simple qui n'hésitait pas à rendre visite aux peuples des différentes îles des Grandes Antilles et à leur parler d'égal à égal, comme si le statut de reine ne signifiait rien. On chercha alors le roi qui lui succéderait, mais les souverains hésitaient à reprendre le trône, craignant de ne pas être à la hauteur de cette jeune fille, partie bien trop tôt.
 » Le temple, rempli des richesses de la reine, devint rapidement un rêve pour les pilleurs de tombes, une sorte de fantasme à assouvir. Mais personne ne savait où trouver des sirènes détentrices de ce secret, les seuls marins assez audacieux qui avaient essayé d'en capturer une étaient morts noyés. Heureusement, tous ces hommes sans scrupules ignoraient qu'un des marins du Céleste, l'unique survivant du massacre, s'était coupé avec une pierre de lune, la pierre précieuse favorite de la reine. Sans qu'il le sache, un fluide magique avait jailli de la pierre pour se mélanger à son sang, avant de pénétrer dans son organisme, modifiant ainsi certains de ses gènes. Le marin réussit à rentrer chez lui, en Irlande, se maria, eut des enfants et mourut entouré de sa famille. Ses deux garçons grandirent, eurent des enfants et ainsi de suite, transmettant ces gènes magiques à toutes les générations. Étonnamment, dans les naissances, il n'y eut jamais de petites filles.
 » Une prophétie naquit alors de cette histoire. A l'entrée du temple se trouverait un récipient en terre cuite qui, une fois rempli, permettrait d'ouvrir les portes closes. On ne peut cependant mettre qu'une chose dans ce récipient : des écailles.

- Des écailles ?
- Pas n'importe lesquelles : les cent cinquante écailles en pierre de lune de la Sirène aux Écailles de Lune.