_________________________Le crayon_______(7)
Orianne l’accompagnerait, c’était décidé, et elle n’avait pas son mot à dire ce qui ne l’empêcha pas de protester, mais ni son père, ni son petit frère ne prirent parti pour elle si bien qu’il lui fallut bien se résoudre à accepter son sort. Cela explique pourquoi dans la voiture, sur le chemin du retour, son esprit était encombré de sentiments si contradictoires et pourquoi elle en voulait à la terre entière. De tout le trajet qui avait dû se prolonger au-delà d'une quarantaine de minutes — Julie avait parcouru la ville dans tous les sens —, Oriane n’avait pas adressé un mot à sa mère autrement que pour répondre aux rares questions qu'elle lui posait. Elle lançait alors un oui ou un non sec qui sonnait comme un cri de révolte. Oriane se sentait lasse de tourner en rond, d'aller d'avenue en avenue dans la cité accablée et de transpirer à grosses gouttes dans l'habitacle surchauffé de l'auto comme à l'intérieur d'un four. Enfin, elles touchèrent au but. L’automobile avait pénétré par l’extrémité de leur rue qui donnait sur le grand boulevard à petite vitesse et avait roulé lentement jusqu’au pied de leur immeuble. Là, Julie perdit tout à coup sa belle sérénité. Toutes les places de stationnement proches de l’entrée étaient occupées et cela la révoltait. Elle ne comprenait pas comment une rue loin de tout lieu de quelconque intérêt pouvait être envahie par autant de véhicules à l'arrêt ; un jour comme celui-ci qui plus est ! Elle râla pendant quelques dizaines de secondes en prenant sa fille à témoin qui se contenta de lever un sourcil et de pincer des lèvres en guise de réponse, discrètement en regardant dehors par la portière pour ne pas prendre le risque de détourner la foudre et la rage que sa mère exprimait sur elle. Après s’être épanchée et s'être soulagée de son trop-plein d’exaspération, la mère demanda à la fille de rentrer seule à la maison pendant qu’elle chercherait un endroit un peu plus loin pour se garer.
Oriane descendit de l’automobile, claqua la portière et sans un regard en arrière traversa le trottoir. D’un geste rapide de l’index, elle tapota le code d’ouverture de la porte, entra et parcourut la cour d’un pas indolent jusqu'à la porte de l'escalier. Là, à nouveau il lui fallut composer un code pour accéder au hall d'entrée. Une fois à l’intérieur, Oriane profita du fait d’être seule pour emprunter l’ascenseur, chose qui lui avait toujours été formellement défendue. Ses parents disaient qu’à son âge, elle pouvait très bien utiliser les escaliers. Ils prétendaient aussi qu’il fallait se méfier de ces appareils mécaniques, que des pannes se produisaient souvent et que parfois de graves accidents pouvaient survenir, ce qui ne les empêchait pourtant pas de prendre régulièrement l’ascenseur, ici ou ailleurs, pour grimper dans les étages. Oriane appuya sur le bouton portant le numéro trois et aussitôt l’étroite cabine qui ne devait pas supporter d’emporter entre ses cloisons plus de trois personnes commença à s’élever. Le cœur d’Oriane se mit à battre fort. Elle venait de passer outre la défense de ses parents et de braver cet interdit avait fait naître en elle des émotions nouvelles : un mélange étrange de crainte et de fierté, le sentiment de gagner un peu de liberté, d’évoluer vers l’âge adulte. Mais cette sensation fut de courte durée. Un affolement subit l’envahit lorsque, parvenue à mi-chemin, l’ascenseur stoppa net son ascension dans un claquement inquiétant. Un bruit semblable à celui d'une fenêtre se refermant sous l’action d’un violent coup de vent. Oriane leva le regard en direction de l’endroit d’où s'était produit le bruit avec le sentiment que tout à coup la cabine de l’ascenseur se rétrécissait au point de l’écraser puis la lumière disparut. Elle se retrouva dans le noir total. Elle faillit crier à cet instant, elle s’en retint néanmoins. Elle ne souhaitait pas réveiller les ombres maléfiques que son esprit affolé venait d’inventer et qu’elle imaginait tapies dans cette nuit artificielle. Par chance, l’électricité revint et la lumière inonda la cabine. Le mécanisme de l’ascenseur se remit en marche et la cabine reprit son ascension.