____________Le crayon_______(11)
Si quelqu’un avait été présent dans l’appartement quelques minutes avant l’arrivée d’Oriane, il aurait pu assister à un évènement peu commun ou plutôt : tout à fait extraordinaire ! Mais personne n’était dans la pièce à ce moment-là, hormis les poissons de l’aquarium. En conséquence de quoi, seuls les poissons de l’aquarium, observateurs muets, auraient été en mesure de témoigner de ce que n’importe quel humain aurait prétendu être un miracle s’ils avaient ressenti le moindre intérêt pour ce qui passait au-delà des vitres qui les maintenaient prisonniers et s’ils avaient eu une connaissance suffisante des règles élémentaires qui gouvernent le monde de l’air, ce qui n’était pas le cas. Dommage, car alors il leur aurait été possible, s’ils avaient aussi possédé la faculté de se faire comprendre par des mots ou toute autre sorte de forme sophistiquée de communication, de raconter ce que de leurs yeux globuleux ou plats ils avaient vu. Il faisait chaud, la fenêtre était restée largement ouverte — comme cela a déjà été dit —, avec l’espoir d’aérer l’appartement, espoir vain puisque dehors régnait un calme transcendant sans même le souffle d’une faible brise. « — Tout à coup, aurait raconté le combattant aux écailles violacées et aux nageoires de tulle, le crayon est entré par la fenêtre, mais pas comme s’il avait été lancé avec force, comme une flèche tirée par un arc par exemple, non ! Il flottait dans l’air, à mi-hauteur entre le sol et le plafond, avec aussi peu de vélocité qu’un avion de papier en bout de course hésitant à poursuivre son vol et redoutant de piquer du nez vers le sol. Lentement, le crayon a fait une large boucle en survolant une partie du salon, la pointe en avant, puis tout doucement, il s’est posé, tel un aéroplane, en glissant sur le guéridon comme sur une piste d’atterrissage, entre la double rangée de pièces noires du jeu d’échecs et la double rangée de pièces blanches. » Là, les poissons, un œil collé contre la vitre pour mieux voir l’autre monde, auraient ouvert en cœur une grande bouche sous le coup de l’émerveillement, quitte à prendre des expressions ahuries, et se seraient exclamés tous ensemble dans une langue qui n’appartiendrait qu’à eux, et que l’on imaginerait composée d’une majorité de « gloup » et de « goulouloup », dans un charabia inaudible pour tout être humain, de ce genre de manière : « — est-ce possible ! » — « — je n’en reviens pas ! » — « — c’est un miracle ! »
Malheureusement, ce ne fut pas le cas, car ni le fier combattant, ni le grand scalaire à larges rayures et madame, ni même les intrépides néons, pourtant réputés si vifs d’esprit, ne virent rien et c’est donc en toute discrétion que vint prendre place le crayon là où il n’avait pas à se trouver.