______________Le crayon_______(12)
Évidemment, Oriane ignorait tout de la façon dont le crayon était apparu. Ce qu’elle savait, c’est qu’il était entre ses mains, beau, lisse et vibrant d’un imperceptible tremblement, comme impatient de servir. Oriane chercha dans le tiroir de son bureau le cahier à dessin qui se trouvait là depuis l’année passée et auquel elle n’avait jamais trouvé d’utilité ne possédant, supposait-elle, aucun talent dans l’art du croquis. Cette dernière pensée s’était forgée dans son esprit longtemps avant ce jour pour une raison inconnue et elle la croyait vraie jusqu’à cet instant, s’étant elle-même convaincue de médiocrité dans ce domaine, mais quelque chose, en elle, lui disait à présent qu’elle avait peut-être fait fausse route et qu’avec le bel outil dont la providence venait de lui faire cadeau, tombé d’elle ne savait où, il lui serait possible de réussir là où elle avait depuis toujours échoué. Elle ouvrit le cahier à la première page et sans réfléchir laissa le crayon guider ses doigts et tracer à grands coups de traits le portrait de sa mère. Quand elle eut terminé, deux bonnes poignées de minutes plus tard, elle posa le crayon et regarda son œuvre en tenant le cahier à bout de bras. Le dessin était saisissant de vérité. Ce n’est pas qu’il fut très ressemblant, il avait plus l’aspect d’une caricature tracée à l’aide d’un enchevêtrement de droites et de courbes crachées en faisceaux aléatoires et noircie grossièrement de hachures plus ou moins sombres, que celui d’une représentation fidèle à l’apparence. Pourtant, n’importe qui, connaissant un peu le sujet au-delà du simple aperçu, l’aurait reconnu immédiatement ; pas par ses traits, ni par son expression, ce n’était pas véritablement un visage qu’Oriane avait dessiné. Non, c’était plutôt ce qui se cachait derrière : une âme vindicative aux accents méchants, frustrée par les aléas de la vie avec ici et là quelques pointes de désespoir et de peur, un peu de joie aussi en saupoudrage. Longtemps, Oriane resta perplexe à contempler son croquis, étonnée de lui découvrir une résonnance avec le réel. Elle s’interrogeait cependant : était-elle réellement à l’origine de cet entrelacs de lignes et de grisés ? Jamais elle ne se serait crue capable de réaliser un dessin aussi complexe, si vivant et si profond. Surtout lors d'un premier essai ! Le crayon devait avoir sa part d'influence dans cette création et pour se convaincre de ce qui n’était encore qu’une intuition, elle tourna la page et se mit en devoir de faire le portrait de son père, mais avec un simple stylo à bille cette fois-ci qu’elle piocha au hasard dans sa trousse.
Le résultat ne fut pas à la hauteur de son attente. Soit, il existait une vague ressemblance avec le modèle, ce qui dénotait déjà de sa part un don inné pour le dessin, don qui, travaillé avec sérieux et persévérance, ne manquerait pas de lui apporter une maîtrise supérieure à celle du commun des gens, mais cette esquisse était loin d’être aussi surprenante que le portrait de sa mère. Elle demeurait maladroite et surtout elle n’exprimait rien, ne laissait deviner aucun des traits de caractère de son père. C’était un dessin fade et sans âme, un peu à l’image de ceux que produisent les croqueurs de rues que l’on rencontre l’été dans les endroits célèbres de la capitale au passé artistique reconnu.
Afin d’en avoir le cœur net, Oriane tourna une nouvelle page et recommença à dessiner le visage de son père, cette fois en utilisant le crayon. Une dizaine de minutes plus tard, elle avait terminé et ce qui se présentait à son regard était tout à fait semblable dans le style au portrait qu’elle avait fait de sa mère un instant plus tôt. Là encore, les traits étaient sûrs, jetés sur le papier à grands coups de poignet énergique, presque avec violence, sans pour autant qu’Oriane ait eu à un moment donné l’impression que sa volonté guidait sa main. Elle aurait tracé ce foisonnement de lignes les yeux fermés, elle en avait la certitude, que le dénouement aurait été identique.
Elle continua pendant le reste du temps qui devait la conduire à la fin de l’après-midi à dessiner des portraits de personnes qui lui venaient en tête, des voisins, des gens de l’école. En tout, elle croqua en quelques tours de main six hommes et femmes en plus de son père et sa mère, trois de chaque genre. Pour ce faire, il lui suffisait d’évoquer quelqu'un en se concentrant profondément, de laisser émerger de sa mémoire un visage suffisamment connu d’elle pour qu’elle ait pu entrevoir la consistance de l’âme qui se blottissait au-delà, pour qu’aussitôt ses doigts se mettent en action. À partir de là, c’était avec une jouissance extraordinaire, un bonheur extrême qu’elle voyait naître sous les traits de son crayon la nature de son modèle.