____________Le crayon______(13)
Enfin, il lui vint à l’idée de dessiner Otan, mais ce qui en résultat resta à l’état d’ébauche, un premier jet qui devait attendre de l’artiste que son modèle murisse. Et elle eut beau vouloir avancer plus loin dans le façonnement du dessin, rien n’y fit. Il restait à l’état d’une vague étude à jamais en suspens, pour de nombreuses années pour le moins puisqu’il sembla soudainement évident à Oriane qu’il ne pouvait en être autrement. Le crayon dévoilait les travers des individus finis. Dès lors, comment aurait-il pu représenter un enfant qui n’est encore lui-même qu’un simple crayonné de l’être qu’il deviendra plus tard. C’était un peu comme vouloir peindre l’intérieur d’un appartement qui n’est pas encore véritablement habité, alors que les meubles et tout ce qui l’habillera et lui donnera son cachet dorment encore au fond de tas de cartons d‘emballage. Donc, Oriane le comprit, il lui fallait renoncer à faire le portrait de toute personne qui ne serait pas mature ou dont l’âme, à l’image de celle de certains malades dont l’esprit est en proie à la décomposition, se liquéfierait.
Tout à coup, la sonnette de la porte d’entrée résonna. Son père et Otan étaient de retour. Bien entendu, son père avait la clef de l’appartement, mais il ne pouvait s’empêcher de signaler son retour par trois brefs coups de sonnette. Oriane ne savait pas s’il s’agissait d’un code entre lui et sa femme ni même si cela avait une véritable signification. Peut-être s’agissait-il simplement d’une mauvaise habitude, d’un tic imbécile du genre de ceux dont tout à chacun est rempli sans en avoir conscience et dont la somme fait justement de soi un être particulier.
Rapidement, Oriane cacha son cahier et son crayon dans le tiroir de son bureau qu’elle referma d’un mouvement sec au moment même où son frère entrait dans la chambre. Otan s’arrêta net, l’œil rivé sur la main d’Oriane qui tenait encore la poignée du tiroir. « — Qu’est-ce que tu faisais ? », demanda-t-il. Elle répondit qu’elle ne faisait rien qui puisse l’intéresser, qu’elle était en train de travailler, mais qu’à présent, elle avait terminé et qu’elle venait de ranger ses affaires. « — C’est pas vrai ! », lança alors Otan. Comment lui était venue cette intuition qu’en effet sa sœur mentait ? Elle n’aurait su le dire, pourtant le fait était là. « — Je dessinais ! », avoua Oriane. « — quoi ? » — « — J’ai fait ton portrait. Tu veux le voir ? » Otan, flatté que sa sœur ait pensé à lui pour faire un dessin, accepta avec grand plaisir. Et c’est le visage illuminé par un large sourire qu’il découvrit l’image que le crayon avait donnée de lui. Il rosit en la contemplant. Étrangement, il semblait se reconnaître. Cela étonnait Oriane que ce qui n’était qu’un simple griffonnage pour elle puisse l’émouvoir à ce point. Otan ne dit rien durant tout le temps qu'il passa à regarder son propre soi lui sourire puis, il s’approcha de sa sœur et l’embrassa avant de murmurer : « — Tu me le donneras ? » Évidemment qu’elle le lui donnerait. Le lendemain ! Promis ! Mais, chut ! Il fallait que cela reste un secret. Sur cette entrefaite, leur père entra à son tour dans la chambre d’Oriane. Il avait les yeux rouges et les cheveux en bataille. Il souriait comme quelqu’un qui vient de passer un bel après-midi à la piscine. Il fut accueilli par un silence de plomb et des regards fuyants.
« — Alors, les enfants, on ne vous entend pas. Il se passe quelque chose ?
— Non, rien, se défendit Oriane. Nous parlions entre nous. Je demandais à Otan s’il s’était bien amusé.
— Bien sûr qu’il s’est amusé, d’autant qu’il a retrouvé là-bas l’un de ses petits camarades de classe. Non, vraiment, nous avons passé un bon tantôt. Il y avait un peu trop de monde, mais bon, cela ne nous a pas ennuyés outre mesure. Et toi, ma petite Oriane, comment as-tu passé ton temps ?
— Bah… Comme maman l’avait prévu, on est allé faire les magasins. Seulement, comme tu l’avais prédit, aucun n’était ouvert. Je me suis bien embêtée à tourner en rond en voiture. J’aurais préféré venir avec vous. En rentrant, maman m’a demandé de ranger et nettoyer ma chambre et puis j’ai lu un peu.
— Eh bien, voilà une journée somme toute bien remplie, ma chérie. Tu aurais difficilement pu faire plus.
— Si, intervint Otan avec des yeux ronds et le visage ébloui, elle a fait mon dessin. »
Oriane se mordit les lèvres. Son petit frère venait d’oublier la promesse qu’il lui avait faite l’instant qui avait précédé l’irruption de leur père. Peut-être ne pensait-il pas avec la naïveté propre à son âge que le secret devait s’étendre jusqu’à son père.
« — Ton dessin ? s’étonna le père.
— Oui. Et il est beau. C’est moi le dessin et il est beau. »