_____________Le crayon_______(14)
Nathan ne comprenait pas ce que voulait dire son fils. Il se tourna vers sa fille et la questionna du regard. Oriane ne broncha pas, ne laissa échapper aucun souffle et resta figée en priant que son père ne cherche pas à en savoir plus. Ce n’était certes pas une attitude susceptible de faire taire ses interrogations et ce qui devait arriver survint aussi sûrement que la pomme en se décrochant de l’arbre se précipite vers le sol. Nathan voulut voir et en toute honnêteté il faut admettre qu’il n’était pas bien préparé à ce qu’il allait découvrir, c’est pourquoi lorsqu’après qu’il eut insisté avec presque véhémence pour que sa fille lui dévoile ce qu’elle voulait si fort garder secret, il reçut un choc quand il vit apparaître devant ses yeux ce qu’il ne put s’empêcher de qualifier intérieurement de véritable œuvre d’art digne du plus grand maître. Ses yeux s’arrondirent comme souhaitant s'éjecter de leur orbite. Ses lèvres s’ouvrirent sous l’effet du relâchement des muscles qui maintiennent la mâchoire close, si bien que son visage, la lippe pendante, prit une expression hébétée digne d’un benêt que ni son fils, ni sa fille ne lui avaient vu auparavant. Il resta de longues minutes à admirer le dessin, visiblement traversé par un déferlement d’émotions vives et contradictoires. Enfin, il parvint à revenir à la surface du monde. « — Julie ! », appela-t-il. Puis il cria. « — Julie ! Viens voir ! » — « — Non ! », murmura Oriane. Mais il était trop tard. Déjà, alertée et pour tout dire un peu effrayée par le ton de la voix de son mari, la mère accourait, comme à la rescousse en lançant : « — Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? » Pour toute réponse, Nathan lui mit le dessin d’Oriane sous les yeux. « — Qui a fait ça ? dit-elle. Oriane ! Je t’ai déjà dit que je ne voulais pas te voir faire des petits dess… » Le mot resta en suspens dans l’air. Sa dernière syllabe s’était coincée en travers de la gorge de Julie et n’en sortirait jamais. Son attention venait d’être happée et comme son mari, elle accusa le coup en parvenant néanmoins à garder le contrôle de son visage. Il lui fallut à elle aussi plusieurs longues minutes pendant lesquelles un lourd silence s’installa avant qu’elle ne reprenne le contrôle d’elle-même. « — Qui a fait ça ? » demanda-t-elle d’une faible voix quand elle se fut ressaisie. Le regard du petit garçon et de son père convergea vers Oriane. Celle-ci, penaude, baissa les yeux et chercha sur le sol un endroit où ancrer son regard. « — C’est merveilleux ! », entendit-elle dans le brouillard au milieu duquel son esprit commençait à vaciller.
Elle regarda sa mère. Elle paraissait à la fois éblouie et stupéfaite. « — Oriane, jamais je ne t’aurais crue capable de produire un dessin possédant une telle profondeur, une telle intensité. Sans que le portrait de ton petit frère soit parfaitement figuratif, tu parviens par je ne sais quel tour de force à le représenter avec une fidélité étonnante. Mon Dieu, Oriane, comment fais-tu ? »
Oriane aurait voulu répondre, seulement, elle ne savait pas vraiment que dire. Pouvait-elle vraiment expliquer qu’elle n’y était pour pas grand-chose, que c’était le crayon qui avait fait la majeure partie du travail, le crayon qui avait donné tout son relief au portrait d’Otan ? Non, cela n’était pas possible. Personne dans cette pièce ne l’aurait cru. De toute façon, même si elle avait eu quelque chose à répondre, sa mère ne lui en aurait pas laissé le temps, car déjà elle parcourait les autres pages du cahier. « — Oh ! Mais tu as dessiné d’autres portraits ! » Oui, elle avait dessiné d’autres portraits et elle en tremblait, car, inévitablement, en remontant les pages vers le début du cahier, sa mère allait découvrir le sien. Et alors, quelle allait être sa réaction en se voyant par les yeux de sa fille, croquer sans complaisance par la magie d’un crayon voyageur ?