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____________________Le crayon________(16)
La nuit suivit, remplie de rêves pour tous. Ceux de Julie et de Nathan furent sombres, avec pour décors les murs humides de couloirs labyrinthiques suintants des coulées d’huile noire. Des couloirs où régnait l’ombre et qui se succédaient interminablement, sauf pour s’ouvrir parfois sur des lieux étranges et lugubres, sortes de salles à équarrir emplies de machines aux rouages grinçants, de tables couvertes de piques, de tranchoirs, et où les chuchotements, les cris se mêlaient à d’odieux ricanements. De qui riait-on ici... de quoi ?
Au matin, Oriane se réveilla débarrassée de ses inquiétudes, comme si pendant son sommeil quelqu’un était venu faire un grand nettoyage dans ses idées noires. À peine ressentait-elle une infime appréhension à l’idée de retrouver sa mère dans la cuisine. Pourtant, cette faible crispation fut suffisante pour qu’elle marque un temps d’arrêt en entrant dans la cuisine. Sa mère était déjà là, mais elle ne semblait plus être embarrassée par l’épreuve qu’elle avait subie la veille. Elle souriait. Elle embrassa sa fille et lui demanda gentiment ce qu’elle souhaitait pour son petit déjeuner. Il y avait bien longtemps que la mère d’Oriane ne lui avait pas préparé un petit déjeuner. Oriane s’installa et attendit d’être servie en se demandant à quel moment les évènements allaient vrillés, à quel moment sa mère allait lui exploser à la figure. Mais non, rien de tout cela ne se passa. Sa mère demeurait avenante et douce, dans ces gestes comme dans ses paroles et à aucun moment elle ne fit allusion à son portrait. Ce n’est que lorsqu’Oriane eut terminé son bol de chocolat et qu’elle s’apprêtait à quitter la pièce que sa mère revint sur la question.
« — Oriane ! » commença-t-elle.
Sa fille fit volteface en se disant que le moment de payer les quelques minutes d’affabilité dont elle venait de jouir était venu. Mais sa mère continua sur un ton toujours égal.
« — Tu sais, j’ai compris beaucoup de choses depuis hier. Je me rends compte à présent combien j’ai pu me montrer odieuse à certains instants envers toi et plus généralement avec tous ceux que j’ai eu l’occasion de côtoyer et de tenir sous ma coupe. Je ne me cherche pas d’excuses. Sans doute m’en trouverais-je. On s’invente toujours de bonnes raisons de se mal comporter. D’excuses, je n’en ai pas. Mais je veux te promettre ici de changer, de devenir une autre personne, pas un ange, de cela je ne serais pas capable, une personne plus respectueuse des autres, voilà ce que je souhaite devenir de façon à ce que, un jour, si tu es amené à refaire le portrait de ta mère et qu’il lui arrive de le contempler, elle ne voie plus cette espèce de monstre que j’ai découvert hier soir. Je dois te remercier Oriane. Je vivais sans avoir conscience du mal que je semais, avec l’impression erronée d’être dans le droit chemin, d’avoir été hissée sur un palier supérieur à celui où s’agitaient les autres. Et comme je les toisais en baissant le regard, je n’éprouvais que du mépris envers eux. Comment ai-je pu m’abuser à ce point ? J’ai honte à présent et je ne sais pas si je serai capable de regarder dans les yeux toutes ces personnes que j’ai dédaignées et trop souvent brocardées sans jamais faire preuve d’une once de mansuétude en omettant de reconnaître en elles des gens pareils à moi. Tant de choses me sont revenues en mémoire hier soir, cela a été comme un raz de marée, une vague gigantesque au sein de laquelle se mêlaient turpitude et méchanceté, perfidie et noirceur. Cette vague m’a fait l’effet d’une gifle, d’un coup de masse. Elle m’a submergée si violemment que j’ai bien cru mourir l’espace d’un instant. Soudainement, mes yeux se sont ouverts et ce que j’ai vu m’a brûlé comme l’aurait fait une flamme. J’aurais voulu disparaître, devenir invisible, fuir. Mais rien de cela ne m’était possible. Comment pouvais-je échapper à ce reflet de moi-même, il s’était agrippé avec tant de force. Je me faisais l’effet d’être sous hypnose ; sous hypnose, mais parfaitement consciente, bien que paralysée. Je ne suis pas une bonne mère. Je ne l’ai jamais été. Je l’ai toujours su au fond de moi, mais je ne me le suis avoué qu’hier soir. À présent, je ne peux plus nier cette évidence et je réalise à quel point mes enfants ont eu à souffrir de mon comportement irascible, toi plus qu’Otan, et combien je me suis montrée injuste bien trop souvent et exigeante bien au-delà du nécessaire. Mais tout cela est fini Oriane. Je te promets de devenir une autre personne. Peut-être finiras-tu par pardonner mes erreurs et par m'aimer un peu. Je sais, cela sera difficile. Moi-même, je ne suis pas très douée pour ressentir et exprimer des sentiments. J’apprendrais. Tu m’apprendras ? »