________________Le crayon_______(15)
Il ne fallut pas bien longtemps pour le savoir, car ne s’attardant pas sur les dessins qui suivaient celui qui la représentait, Julie parvint à la première page. Là, ce fut comme si le ciel lui tombait soudainement sur le crâne. Elle ouvrit de grands yeux en reculant la tête, comme si ce que sa fille avait dessiné lui sautait à la face. Dans le même temps, une expression de stupeur craintive, presque de panique, déformait les traits de son visage. « — Qu’est-ce que… », laissa-t-elle échapper. Mais elle ne termina jamais sa phrase. Son esprit venait d’être littéralement saisi, aspiré par la vision qui s’offrait à ses yeux et qui dévoilait tout de sa noirceur, de son égoïsme, de sa fragilité aussi, qui étalait sans concession tout ce qui faisait d’elle cet être si peu aimé, tellement désœuvré, qui exhibait à la face du monde tant de ses défauts et tant de ses faiblesses qu’elle pensait pourtant si parfaitement dissimulés dans les replis de sa personnalité. Le cahier lui échappa des mains et tomba sur le sol. Elle chancela. Nathan se porta à son secours et la soutint un instant, juste le temps qu’elle se ressaisisse. « — Ça va, dit-elle, ça va. Laisse-moi, Nathan… Laisse-moi… » Et sans un regard pour quiconque, elle quitta la chambre d’Oriane. Le père resta là, abasourdi, les mains encore suspendues dans le vide, pour rien, ne comprenant pas l’étrangeté de la scène à laquelle il venait d’assister. Il regarda sa fille en levant un sourcil puis il se baissa pour ramasser le cahier qui gisait encore sur le plancher. Tout cela se fit dans un silence lourd de curiosité inquiète. Nathan s’étant redressé, il ouvrit le cahier à la première page. Il voulait comprendre ce qui avait mis sa femme dans l’état d’effarement qu’il venait de lui découvrir. Il avait toujours pensé que Julie possédait une force intérieure inébranlable, une rare compacité de l’esprit, et là, sous son regard stupéfait, il venait de la voir se désagréger tel un rocher de tuf pulvérulent qui aurait subi l’assaut d’une pluie de coups de piolet. Le dessin lui apparut et ce fut comme une révélation. Pour la première fois, il contemplait Julie sans le masque qu’elle avait façonné, parfaitement dénudée, la Julie authentique et cela lui fit l’effet d’un choc nauséeux. Très vite, la vue du portrait lui devint insupportable. Il leva les yeux afin de fuir l’intolérable rictus que le crayon avait révélé et croisa le regard peiné et repentant de sa fille. À ce moment Oriane aurait voulu hurler de ne pas tourner une autre page sachant ce qui se cachait derrière, mais elle ne le fit pas. Sa voix s’était enfuie. Et puis, il était déjà trop tard.
Nathan ne fit pas de commentaires. Son visage se crispa avant de prendre un air navré, rien de plus. Les secondes s’étirèrent. Il se sentit seul soudain, seul et minable, devant cette image de lui qui révélait tout de ses travers, de son nombrilisme veule, de son narcissisme écoeurant, de son avarice maladive, de son cynisme obscène, de tout ce qu’il cachait aux autres, dont peut-être, étonnamment, il n’avait pas lui-même tout à fait conscience, que sans doute il n’aurait pas deviné, sans la vue de cette caricature au réalisme impitoyable. Il avait l’impression de se trouver devant un miroir magique. D’être dévoilé avec autant de perspicacité presque à le rendre transparent le suffoquait. Il se sentait l’homme le plus médiocre de la terre, pas socialement, non, mais par ses pensées et ses actes de chaque minute de chaque jour, un homme imbu de sa propre personne, un égotiste indigne.
Il referma le cahier sans le parcourir et le tendit à sa fille puis il quitta la pièce en silence, la tête baissée et l’esprit vide.
La fin de journée se passa dans une atmosphère brumeuse. Chacun évoluait avec apathie comme en proie à un semi-coma. Otan était fatigué. Les heures passées à la piscine lui avaient enlevé beaucoup de ses forces. Les parents, eux n’osaient plus se regarder, ni poser les yeux sur leurs enfants, encore moins leur parler, surtout à Oriane, non qu’ils lui en aient voulu, mais parce qu’ils éprouvaient un inhabituel sentiment de honte dont elle était l’origine. Oriane aussi se sentait confuse. Elle ne se pardonnait pas d’avoir montré à son petit frère son portrait. Tout s’était enchaîné à partir de là. Il lui eut suffi de le renvoyer sèchement dans sa chambre comme cela lui était déjà arrivé de le faire puisque, après tout, elle ne l’avait pas invité à venir, et personne n’y aurait rien trouvé à redire. Seulement, voilà, elle avait cédé, un peu par orgueil, un peu par curiosité. Elle voulait voir quel effet ferait son dessin sur Otan, elle ressentait le désir d’étonner, d’être complimentée. Là-dessus, elle avait gagné, Otan et ses parents n’avaient pas été avares d’éloges, pour une fois qu’on dispensait quelque chose sans compter dans cette maison, et son égo en avait été flatté au-delà de ce qu’elle aurait pu croire. Malheureusement, la jubilation avait été de courte durée, l’angoisse lui avait trop rapidement succédé, c’est pourquoi, elle aussi, en ce début de soirée était abattue. Elle avait l’impression d’avoir brisé l’ordre dans lequel les choses s’agençaient naturellement dans la maisonnée, d’avoir blessé ses parents aussi sûrement qu’avec une arme, plus profondément qu’en enfonçant une lame dans leur poitrine. Elle pensait au lendemain, aux autres jours qui allaient suivre : quels seraient-ils ? De quel trouble seraient-ils entachés ?