Je jetai un coup d'œil à mon gardien de cellule, un homme de trente ans environ, brun avec de grands yeux gris nostalgiques et de longs cils noirs. Levant le regard, lui aussi me toisa, sans aucune émotion apparente.

- Je voudrais sortir, murmurai-je. J'étouffe, ici.

Il hocha la tête, ouvrit la grille et me fit signe de le suivre, avec un sourire furtif. Comme il ne décrochait pas un mot, je finis par penser qu'il était muet.
Nous empruntâmes le même chemin que celui que j'avais suivi avec Krater – ou plutôt, que Krater m'avait fait suivre. Une fois sur le pont, je pris une grande bouffée d'air, pur et iodé, qui me changea de l'odeur de moisi de la cale. Le nez en l'air, j'aperçus Alexander perché dans les cordages et ressentis une légère peur pour lui, mais je vis qu'il était très à l'aise et ne risquait pas de tomber. Je décidai alors de m'imprégner de tout ce que je voyais à l'instant sur ce pont, de ces bruits de voiles, de cordes et d'hommes. De ces odeurs aussi et de ces sensations uniques que je ressentais pour la première fois de ma vie. Et je pensai à mon père, qui devait ressentir les mêmes choses sur le bateau où il avait été affecté, ce qui me rapprocha un peu de lui pour un court instant.
Alexander m'aperçut et m'adressa un petit signe de la main avant de reprendre son travail, emmêlé dans les cordes. Je lui répondis par un sourire, comblée d'être en mer, heureuse de comprendre l'amour que mon père portait à la marine.

- Après avoir respiré cet air-là, tu ne pourras plus redescendre.

Je me retournai vivement, plus que je ne l'aurais voulu.

- Tu sembles étonnée, ajouta le pirate qui gardait ma cellule.
- Je... croyais que vous étiez muet.

Cela ne sembla pas le surprendre.

- Il est vrai que je parle peu, convint-il. On me le reproche souvent.

Il leva les yeux en l'air. Je suivis son regard, posé sur le nid-de-pie, et observai cet homme tout en haut du mât, qui nous annoncerait notre arrivée imminente à la Baie de la Mort. Avec son bermuda bleu ciel et son foulard rouge, il m'évoquait un perroquet perché sur son palmier dominant les hommes et la Terre. Si haut, flottant au-dessus de l'agitation bruyante qui régnait sur ce bateau bien peu noble, comme hors du temps.

- Comment se nomme-t-il ? demandai-je à l'adresse du pirate aux yeux gris.
- Qui ?

Je pointai du menton le nid-de-pie.

- A bord du Lost Soul, on l'appelle Monkey, (J'eus un petit sourire.) car il est très agile, plus que nous tous. Mais on ne connaît pas son vrai nom, il parle peu de son passé.

De cet homme, le pirate me confessa qu'on savait seulement qu'il avait vécu aux États-Unis sur la côte est et qu'il avait été marié à une jeune femme dont on ignorait tout.

- Monkey n'aime pas parler d'elle. L'évocation de cette femme doit rouvrir de vieilles blessures, conclut-il. Mais c'est quelqu'un de loyal et de fidèle. Si tu as un problème, n'hésite pas.
- Je ne le connais même pas, répliquai-je.
- Il n'y a personne qu'il refuse d'aider.

Nous nous avançâmes en silence sur le pont agité, recevant parfois de l'eau de mer fraîche sur le visage, un peu bousculé par certains des membres de l'équipage et admirant l'étendue bleue tout autour de nous.

- Ah, si, une personne, reprit-il. Le capitaine.
- Terre ! Terre !