Toquant à une porte située sur ma gauche, Krater appela un autre pirate pour venir me surveiller.
- Lugh !
N'obtenant pas de réponse, Krater tambourina sur la porte en hurlant.
- Lugh ! Dépêche-toi !
Le-dit Lugh ouvrit mollement la porte et vint se placer devant le quartier-maître avec la même allure lente et peu réactive. Je reconnus presque immédiatement le rouquin qui avait été mon geôlier la veille, juste avant qu'Alexander me raconte cette légende.
- C'est pas mon tour de garde, répliqua Lugh.
- Dorénavant, tu prendras tous les tours de garde du mousse.
Je vis Lugh réprimer un soupir d'agacement avant d'aller s'asseoir sur le tabouret. Krater s'avança pour sortir. Il se retourna vivement à deux pas du seuil et pointa le rouquin d'un doigt menaçant.
- Ne me déçois pas, ou tu iras servir de dîner aux requins.
Après le départ de Krater, Lugh posa ses coudes sur ses genoux et libéra le profond soupir qu'il avait retenu précédemment.
- Qu'est-ce qu'il a fait pour être interdit de passage ici ?
Je levai la tête. Une fiole remplie de poudre grise dépassait très peu discrètement de sa poche.
- Oui, c'est à toi que je cause.
- Il... m'a appris une chanson et il dansait en même temps qu'il la chantait. C'est toujours comme ça que ça se passe sur ce bateau ?
- Quoi ?
J'entourai mes genoux de mes bras et posai la tête dessus.
- Vous ne fonctionnez qu'aux menaces ?
- Je connais pas le capitaine, dit-il en haussant les épaules, mais le Krater... Il est pas commode et j'ai pas très envie de finir dévoré par les requins. Écoute, petite. J'avais pas vraiment prévu de venir ici et j'aimerais bien me reposer.
Voilà un chantage qui pourrait me servir, songeai-je en mon for intérieur.
- Mais je te préviens : si j'entends quelque part sur le Lost Soul que Lugh a dormi pendant son tour, je serai pas tout seul à rejoindre les poissons.
- Je ne dirai rien, promis-je en fixant ses yeux noirs comme la nuit.
Je doutais de ma capacité à tenir cette promesse. J'avais très vite compris que pour le capitaine, ma vie avait de l'importance, je ne sais pourquoi et nul doute qu'il ne laisserait personne m'envoyer dans la mer. Mais ce Lugh semblait si peu aimable. Je lui donnais assez facilement trente-cinq ans : son visage n'avait rien d'enfantin ou de poupon, sans paraître âgé et son corps était très robuste. Je devinai ses muscles sous sa chemise blanche et des veines apparentes couraient sur le dos de ses mains. Vu son nom et le roux flamboyant de ses cheveux, je me mis à penser qu'il était d'origine irlandaise, comme le pirate rescapé de la légende.
Oui, enfin, souviens-toi du pirate que tu croyais muet. Peut-être est-il américain ou gallois, que sais-je ?
Le rouquin commença à ronfler doucement, la tête calée contre un mur derrière son tabouret. Je devrais dormir moi aussi, la nuit a été longue et j'aurai besoin de force lorsque je serai dans cette chaloupe, seule, livrée aux sirènes.
- Yo ho, yo ho, vive la piraterie... murmurai-je.
Incapable de me souvenir de la suite des paroles, je fredonnai les notes que j'avais pu retenir lors du spectacle d'Alexander. Je les répétais inlassablement, encore et encore, c'était là le seul lien qui me reliait encore au jeune pirate, désormais interdit de passage ici.
