Assise dans la chaloupe, seulement accompagnée d'un pirate, j'admirai cette fameuse Baie de la Mort. Au-delà de la mer turquoise parsemée de moutons d'écume blanche s'étendait une bande de sable fin qui cédait vite sa place à une forêt visiblement très épaisse.

Je n'oserai jamais m'y aventurer, songeai-je avec un frisson.

Cette baie, ou plutôt cette île, semblait bien paisible. Si paisible qu'elle en devenait effrayante. Un étrange silence y régnait en maître. Tendant l'oreille, je n'entendais ni chants d'oiseaux, ni le son familier du vent. Même le bruit des vagues, que je voyais pourtant s'écraser sur les écueils bordant la baie, ne me parvenait pas. J'avais la désagréable impression d'être entrée dans une bulle de silence que seules les rames fendant la surface de l'eau venaient perturber. Naïvement, je m'attendis à entendre, à un moment ou à un autre, des voix mélodieuses s'élever, le chant des sirènes. Mais je savais pertinemment que la première voix qu'on entendrait serait bien la mienne.
Je brûlais de dire ou de faire un simple geste qui produirait du bruit ou juste un son tant ce silence me gênait. Néanmoins, il m'impressionnait autant qu'il me gênait et je n'osai faire ou dire quelque chose. Le pirate s'en chargea pour moi.

- Alors, comme ça, c'est toi qui va nous mener au temple ?
- Comment êtes-vous au courant ?
- Ce n'est un secret pour personne sur ce rafiot.
- Je suis seulement censée attirer les sirènes, déclarai-je en plantant mon regard dans le sien.

J'avais instantanément reconnu sa voix : il s'agissait du pirate au rire si gras et si sonore, celui que je considérais comme mon premier geôlier sur ce bateau.

- Pour ce qui est du reste, ajoutai-je, la voix tremblante, je crois... je crois que...
- Tu seras morte noyée au fond de l'eau ? (Je hochai la tête.) Nous serons deux, j'ai perdu à la courte paille.

Il ne m'adressa plus la parole jusqu'à ce que nous arrivions à mi-chemin entre la baie et le bateau.

- A toi de jouer.

Je me levai lentement, craignant de basculer par-dessus bord. J'inspirai un grand coup, consciente du poids qui pesait sur mes épaules, de ce rôle que je n'avais jamais demandé ou voulu jouer. Je pensai à ma mère, je ne sais pourquoi, elle qui me manquait tant. J'aurais tellement voulu la voir une dernière fois avant de sombrer au fond des Caraïbes, cette mer qui me paraissait le paradis mais qui sera bientôt mon tombeau.

- Yo ho, yo ho, vive la piraterie, entamai-je doucement.

J'entendais ma voix résonner dans ce sinistre lieu.

- Plus fort, avec plus d'entrain ! s'écria le pirate. Fais-les venir vite, quitte à mourir, autant mourir rapidement.

Yo ho, yo ho, vive la piraterie !

On pique, on saccage
On monte à l'abordage !
Buvons mes amis, yo ho !

Nous sommes des fripouilles
Qui pillent et qui dépouillent
Buvons mes amis, yo ho !
Yo ho, yo ho, vive la piraterie !

Le pirate me toisa, surpris. Je crois que lui aussi était étonné par ma voix, qui chantait, selon les dires d'Alexander, bien et juste. Le rendu était encore plus impressionnant avec la résonance produite par la baie.

On carrote, on escroque
On craque les coques
Buvons mes amis, yo ho !

Remplissons nos tables
Allez, vidons les cales
Buvons mes amis, yo ho !
Yo ho, yo ho, vive la piraterie !

Je vis avec effroi des rides se former à la surface de l'eau et crus même distinguer une nageoire mais l'eau était tellement sombre à cet endroit-ci que je n'en fus pas vraiment sûre.

On brûle, on allume
On flambe et on fume,
Buvons mes amis, yo ho !

On pille les villes
Et puis, on les grille
Buvons mes amis, yo ho !

Quelque chose secoua soudainement la chaloupe. Le pirate, qui avait perdu toute son assurance, devint blanc comme un linge. Je sentis ma voix trembler et la terreur commença à s'emparer de moi. Je tentai vainement de la repousser, afin d'aller jusqu'à la fin de la chanson.

Nous sommes des canailles
Des vraies, de la racaille,
Buvons mes amis, yo ho !

Et nos chers parents
Sont fiers de leurs enfants
Buvons mes amis, yo ho !
Yo ho, yo ho, vive la piraterie !

Poussant un petit cri d'effroi, je m'arrêtai de chanter instantanément. Une de ces créatures était accoudée au bord de la chaloupe, la tête posée sur ses bras.