Malgré tout, j'avais au moins un avantage sur ce navire, et pas des moindres : je n'étais plus en cage. Aucune grille ne me retenait prisonnière et je n'étais plus encerclée par trois murs sentant le moisi. De l'extérieur, le bateau semblait bien ordinaire et je fus instantanément persuadée que quelques petits secrets devaient s'y cacher, entre deux lattes de plancher ou dans la bouche d'un canon. C'était un magnifique vaisseau, tout en finesse. La richesse de ses décorations et la qualité supérieure des voiles me suffit pour deviner le nombres de navires marchands qui avaient été attaqués par Spark et son équipage. Ainsi, tout le jour, je me promenai le long du pont, arpentai les sombres cales, m'aventurai même jusqu'aux cuisines, dont l'odeur qui s'en dégageait m'attirait fortement. Spark m'avait néanmoins interdit d'explorer les cabines ou les réserves de poudre. Ces conditions écartées – conditions inutiles, étant donné que je ne savais pas me servir d'un canon et que les cabines étaient toujours fermées à clé –, je pouvais aller où bon me semblait sur le Cœur des Caraïbes, faire ce que je voulais tant que cela ne risquait pas de le couler ou de me tuer. Je m'amusai beaucoup durant mes explorations, les mystères de ce bateau me fascinaient autant que la splendeur et le panache de celui de mon père.
Son départ m'avait fait souffrir les premières années. Son vieux pardessus élimé n'ornait plus la chaise en bois, collée contre la fenêtre. Il avait l'habitude de lire sur cette chaise, il m'y apprenait à lire. Pendant deux ans, je n'ai cessé de regarder cette chaise bancale avec son dossier cassé en me disant qu'il reviendrait bientôt, que sa mission « pour la patrie et pour l'amour de la mer » comme il disait s'achèverait vite. Il m'envoyait des lettres pour continuer à m'éduquer, du mieux qu'il pouvait. Mais les lettres, un jour, ont cessé de me parvenir : il ne m'écrivait plus. Les six années qui ont suivi, j'ai arrêté d'y penser, la ferme occupait toutes mes pensées. Son visage s'était depuis – trop – longtemps effacé de ma mémoire sans que je puisse y faire quoi que ce soit. Le son de sa voix ne résonnait plus dans mon cœur et j'avais oublié la pression chaleureuse de ses bras qui m'avaient serrée une ultime fois avant de s'embarquer sur ce bateau. Ce bateau qui me l'avait volé sans remords... Mais maintenant que j'étais moi aussi sur l'eau, chevauchant les vagues azur et les moutons d'écume, je pensais constamment à lui. Où pouvait-il bien être à cette heure-ci ? Se trouvait-t-il tout près d'Hispaniola ou vers des contrées plus reculées du globe ?
Nous reviendras-tu un jour ? Tu nous manques tant.
La tête remplie de souvenirs nostalgiques, je ne m'étais pas rendue compte que mes pas m'avaient inconsciemment guidée sur le pont, au pied du mât d'artimon où œuvrait Alexander. Je l'observai un moment, silencieuse, se déplacer tel un chat presque sans se tenir. J'avais eu peur la première fois que je l'avais vu faire mais à présent, son agilité me captivait et j'aurais pu rester des heures plantée le nez en l'air si une voix discrète ne m'avait pas interrompue.
- Lassée de tes aventures au fin fond du navire ?
- Oh, bonjour Samuel.
En constatant que toute joie avait quitté mon regard, il me proposa de m'asseoir un instant en bas des escaliers menant au gouvernail, lequel était actuellement tenu par Spark. Samuel fit un bref signe de main à un homme torse nu, occupé à laver le pont.
- Vous n'avez pas de travail à faire ?
- Ils se débrouilleront très bien sans moi, répondit-il avec un sourire. Après tout, je ne suis qu'un prisonnier et mon travail ne vaudra jamais le leur. Idée typiquement américaine. Mais dis, j'y pense, tenterais-tu de te débarrasser de moi ?
- Je n'aurais pas accepté de m'asseoir sinon.
Samuel repoussa en arrière ses mèches trempées de sueur à cause du travail intensif et de la chaleur du mois de mai. Époussetant sa chemise, il me parla avec bienveillance :
- Dis-moi ce qui ne va pas.
- Je pense souvent à mon père, en ce moment. Je ne l'ai pas vu depuis huit ans. Il est dans la marine, ajoutai-je comme pour le justifier.
- Sur quel bateau travaille-t-il ? demanda-t-il en s'accoudant à la marche supérieure derrière lui.
Samuel O'Connor était quelqu'un de très direct, qui posait les questions qu'il fallait, quitte à brusquer les choses. J'appréciais beaucoup cette qualité qu'il avait en lui, j'aurais aimé poser les questions qui me brûlaient les lèvres. Mais quelque chose m'en empêchait. La timidité, peut-être. Ou le manque d'audace aussi. Mais il y avait aussi une certaine retenue en lui, de l'intelligence. Il savait quand il fallait parler et quand il fallait se taire.
- Le Glorieux.
Il se redressa d'un coup sec pour aller s'appuyer sur ses genoux.
- Je crois que Monkey y a travaillé avant d'être renvoyé pour faute grave.
J'avais très envie de l'interroger sur cette faute grave mais il serait sans doute plus intelligent de questionner directement Monkey.
- Spark l'a envoyé sur le nid-de-pie, reprit Samuel. Il sera relayé d'ici deux heures.
- Hé ! Le Muet ! On t'attend !
Le pirate leva les yeux et hocha la tête à l'adresse d'un grand gringalet à peine plus âgé qu'Alexander. Je me souvins du temps où, à bord du Lost Soul, je l'avais également cru muet la première fois que je l'avais rencontré. Serais-je donc la seule à qui il adressait vraiment la parole ? Si tel était le cas, j'en étais flattée. Alexander le savait seulement très discret sans néanmoins le croire muet. Samuel avait dû lui parler une ou deux fois, échanger quelques banalités telles que « La mer est belle aujourd'hui » ou « Le vent a fait faux bond », rien de bien intéressant en soi.
- J'ai encore du mal à m'ouvrir aux autres, dit-il avec un sourire.
Il retourna travailler avec le jeune homme qui l'avait hélé. Ce dernier lui donna un paquet de cordes à rafistoler avant de ramasser lui-même quelques voiles abîmées. Ils disparurent ensuite dans les entrailles du navire. Monkey ne sera relayé que dans deux heures, Alexander était trop occupé pour pouvoir s'arrêter juste un instant et je refusais de parler au reste de l'équipage, même s'il semblait moins effrayant et inexpressif que celui du Lost Soul. Je ne pouvais oublier le nombre de vies humaines qu'il avait envoyées froidement par-dessus bord. Leurs sourires et leurs visages rieurs me paraissaient si déplacés. Les pirates n'éprouvaient-ils donc jamais le remords ? Le regret ? Ou se mentaient-ils les uns aux autres en dissimulant leurs véritables émotions derrière un mur de rire ? Connaissaient-ils seulement la signification de culpabilité ? Je n'en étais plus aussi sûre.
La nuit commençait doucement à tomber sur le Cœur des Caraïbes. Afin de tuer le temps, j'avais de nouveau traversé le bateau de long en large et de fond en comble. Au bout d'une heure, je connaissais tous les sous-sols par cœur, si bien que j'aurais pu m'y promener les yeux bandés et les mains dans le dos. Je savais précisément où aller si j'avais faim, soif, sommeil. J'avais même déniché l'endroit où certains flibustiers cachaient des armes en plus dont Spark ne devait rien savoir. Quelques uns étaient partis se reposer : la journée avait été éprouvante, aussi bien physiquement que moralement. J'étais également fatiguée, mais j'avais trop besoin de parler à Monkey pour aller dormir maintenant. Il savait peut-être où était mon père, s'il allait bien. Et s'il reviendrait vite auprès de maman et moi.
Une heure encore avant qu'il ne soit relayé, soit une éternité à attendre. Une idée folle me traversa soudainement l'esprit. Je cherchai Alexander, lui aussi parti se reposer. Je le découvris endormi en boule sur un hamac dans un des sous-sols du navire. Ses cheveux en bataille lui cachaient le visage. Il semblait si paisible que le réveiller me paraissait un geste bien stupide. Mais pour avoir pensé à une idée aussi dingue, je devais être un peu stupide.
- Alexander ? l'appelai-je en le secouant doucement. Alexander ?
Il remua un peu et, d'une main, écarta ses cheveux devant ses yeux.
- Leanne, j'ai travaillé comme un forcené et sans relâche aujourd'hui, râla-t-il.
- Monkey quittera le nid-de-pie dans une heure mais j'en ai assez d'attendre.
Il ouvrit des yeux fatigués, peinant à rester éveillé.
- Et ?
- Tu pourrais me couvrir ? Si Spark me voit faire ce que je compte faire, il risque de m'enfermer quelque part.
- Ne m'en veux pas, (Il me tourna le dos.) mais c'est non.
Son attitude était très ferme malgré la fatigue intense qui l'habitait. Mon regard était déçu mais je compris sa réponse en le voyant se rendormir instantanément. Je tournai les talons et quittai cette pièce résonnant de ronflements et empestant la sueur. Je savais que je devrai me débrouiller seule.