- Leanne ! Leanne, réveille-toi !
Me relevant trop vite de ma couche, je fus prise de vertige. Alexander me secouait l'épaule, l'air paniqué.
- Que se passe-t-il ? demandai-je, affolée.
Je n'eus pas besoin de sa réponse pour comprendre. J'entendis des bruits d'épées s'entrechoquant, transperçant sûrement çà et là un bras, une jambe ou une poitrine. Des cris me parvinrent, des cris de douleur. Et une voix que je reconnus instantanément.
- Ils viennent pour moi, lâchai-je, les bras ballants.
- Je connais une bonne cachette, m'assura-t-il. Suis-moi. (J'eus un moment d'hésitation.) Allez !
Une fois que je fus debout, il me saisit la main et m'emmena dans les entrailles du vaisseau tandis que des pas précipités venaient vers nous. Une corde dépassant me fit trébucher. Je tombai dans les bras d'Alexander, qui m'aida à reprendre la course. Arrivés près d'une échelle, il me fit descendre la première. Les pas se rapprochaient dangereusement. Et la voix aussi...
Je détaillai rapidement du regard l'endroit où menait l'échelle. Je ne me souvenais pas d'être déjà venue ici durant mes explorations. C'était un cul-de-sac où s'entassaient cordes abîmées et voiles déchirées. C'est ici que Samuel avait dû se rendre avec le gringalet aujourd'hui. Je pris le parti de faire confiance à Alexander qui disait connaître une bonne cachette.
Le jeune homme me rejoignit très vite et m'indiqua l'autre côté de l'échelle. Deux tonneaux y avaient été entreposés, si bien qu'il nous était possible de nous y dissimuler une fois accroupis. Nous nous exécutâmes et nous retrouvâmes épaule contre épaule. Cette proximité me mettait mal à l'aise et je sentis le rouge me monter aux joues. Heureusement, Alexander ne pouvait pas le voir à cause de l'obscurité de la pièce. Tâchant de respirer très discrètement, je me recroquevillai contre le mur derrière nous. La peur me tordait le ventre. Remarquez, la peur me tordait souvent le ventre ces derniers temps. Le jour de mon enlèvement, durant l'épisode de la Baie de la Mort. Et puis, cette nuit. Lorsqu'Alexander m'avait réveillée et emmenée ici, je n'avais pas eu le temps d'avoir peur, j'avais juste paniqué. Mais à présent, cachée derrière ces deux tonneaux remplis de je ne sais quoi, mon épaule collée à celle d'Alexander, je la sentais qui montait et qui me paralysait. Combien de temps encore avant qu'ils ne me trouvent ?
J'étais sur le point de changer de nouveau de navire. Le premier, le début de cette folle aventure, n'indiquait rien de bon. Lost Soul, c'était un nom parfait pour un bateau pirate, un nom qui faisait froid dans le dos mais vous saviez d'avance ce qui s'y trouvait. Quant au second... Tant qu'on l'admirait, on pensait seulement à un navire marchand richement orné. Seul le pavillon, sinistre présage flottant au vent, rappelait sa véritable nature.
J'entourai mes genoux de mes bras, enfonçant mes ongles dans ma peau. Les pas résonnaient désormais au-dessus de nos têtes. Les hommes à qui appartenaient les pas descendirent à leur tour l'échelle.
- Je vois personne, déclara calmement une voix.
- C'est une sirène, pas un oiseau, elle a pas pu s'envoler ! s'écria la voix.
- Il n'y a rien ici, Celtchar.
Un étrange silence se forma. Le calme avant la tempête.
- Je les ai vus descendre ! vociféra la voix. Retourne toutes les voiles s'il le faut mais retrouve-les ! Je la veux vivante !
La voix quitta la pièce, la colère faisait résonner bruyamment ses pas. Nous perçûmes de vagues bruits de fouille, l'homme nous cherchait à peine. Il dût retourner deux ou trois voiles avant de revenir vers l'échelle. Il y posa un pied, l'échelle grinça, mais je ne l'entendis pas y poser l'autre. Que faisait-t-il ?
- Vous avez dupé Celtchar, mais vous ne me duperez pas moi, murmura-t-il entre ses dents.
L'échelle grinça de nouveau : son pied avait quitté l'échelon et se trouvait de nouveau sur le sol. Je tournai un regard inquiet vers Alexander, lequel ne me regardait pas. Ses yeux étaient fixés sur le tonneau en face de lui, mâchoires crispées.
Une main s'abattit soudainement sur mon poignet. Je poussai un cri de terreur. Le pirate nous avait trouvés. Il me maintint fermement par les poignets et m'attira vers le centre de la salle.
- La pêche a été bonne pour moi, on dirait. Celtchar sera content.
- Lâchez-moi ! criai-je en me débattant tant bien que mal. Lâchez...
Sa main d'ours siffla dans l'air avant de claquer sur ma joue. Surprise par la gifle, je me tus instantanément. Je levai des yeux choqués vers lui : son visage m'était étrangement familier. A la manière de la gifle que j'avais reçue, les souvenirs remontèrent brutalement. Mon cauchemar, il était l'homme de mon cauchemar.
Dans mon dos, j'entendis Alexander tirer son épée.
- Laisse-la, déclara-t-il, menaçant. Tout-de-suite.
Le flibustier me plaqua contre lui, face à Alexander et posa un pistolet contre ma tempe. Le contact de la bouche du pistolet, pourtant glacé, me brûla la peau. Mon ami eut un étrange sourire.
- Si tu la tues, tu peux dire adieu au temple et à ses richesses.
- Si tu t'approches, (Il pointa le jeune homme de son arme.) tu peux dire adieu à la vie et à elle.
Le pirate me poussa violemment vers l'échelle et, menaçant toujours le mousse, m'ordonna de monter. Alexander avait lâché son épée et semblait vulnérable.
Faites qu'il ne lui arrive rien...
Je grimpai prestement l'échelle, presque au bord des larmes. Je refusais qu'il lui arrive quoi que ce soit par ma faute. J'observai du coin de l'œil le couloir qui se présentait à moi. Aurais-je le temps de fuir et surtout, le courage ? Je connaissais le moindre coin et recoin du navire de Spark mais j'avais si peur qu'ils fassent du mal à Alexander... Je n'osais imaginer les tortures qu'ils seraient en mesure de lui infliger pour me retrouver.
Un coup de feu me tira brusquement de mes réflexions. Après deux ou trois secondes d'hésitation, je me penchai au-dessus de l'échelle et tâchai de savoir qui avait été touché.
- Leanne ? Tu n'as rien ?
- Tu me demandes ça, à moi ? demandai-je en soupirant de soulagement.
Plissant les yeux, je l'aperçus, accroupi à la droite du corps inerte du pirate.
- Comment as-tu fait ?
- Tous me pensent inexpérimenté, dit-il en souriant. Que je ne vaux rien au combat. (Il me désigna un pistolet accroché à son ceinturon.) Ta joue va mieux ?
- Oui, merci.
Il retroussa ses manches et commença à faire les poches du mort. Geste qui me choqua plus qu'autre chose.
- Alexander ! m'écriai-je d'une voix indignée.
- Et bien ? (Il regarda le mort.) Oh, réflexe de pirate.
Il n'y trouva rien d'intéressant, trois pièces en toc et une fausse pierre précieuse rouge vermeil, « extrêmement bien imitée » comme l'a dit Alexander en la voyant. Il me rejoignit bientôt dans le couloir. La bataille faisait rage à l'étage supérieur. Nous devions les aider. D'un commun accord et sans dire un mot, Alexander et moi nous précipitâmes sur le pont. J'aurais été incapable de dire si le bilan était positif ou négatif. Nombreux étaient les corps qui jonchaient les planches imbibées de sel, très peu faisaient partir de l'équipage de Spark.
- Va te cacher derrière le gouvernail, me glissa Alexander.
Acquiesçant, je me faufilai rapidement sur le pont supérieur en essayant de ne pas attirer l'attention. Le dos blotti contre le gouvernail, j'écoutai en silence l'affrontement. Tous ces chocs et ces cris me paraissaient décuplés par rapport à ce que l'on entendait de la cale. J'étais terrorisée par ces combats, le moindre coup d'épée me faisait sursauter, la peur me nouait dès que je percevais le bruit d'un corps s'effondrant au sol. Mon attachement pour Samuel et Alexander était devenu très fort, surtout pour ce dernier. La perte de l'un des deux me déchirerait le cœur. Je craignais aussi pour la vie de Monkey. J'en étais venue à le considérer comme mon père.
