Plus maintenant, glissa une petite voix.

M'appuyant sur le bastingage bâbord du navire, je m'exécutai et aperçus la sirène qui me faisait signe. Je compris en la voyant nager que ce monde-ci était le sien et qu'il l'avait toujours été. Sa peau avait la couleur de la lune, cette couleur si pâle et si pure.

Quelle est cette mer alors ? demandai-je mentalement en regardant l'horizon sombre.

On prétend qu'à la mort de la Reine de la Lune, l'astre lui-même aurait pleuré sa souveraine en remplissant cette étendue, autrefois sableuse, de ses pleurs, peu avant l'arrivée du Céleste qui amenait sa dépouille ici.

J'apprenais tant de choses au fur et à mesure de cette fascinante expédition. Jadis, je ne voyais dans le monde de la mer qu'une lutte éternelle entre marchands et pirates ou entre soldats de la marine et pirates. En soi, les pirates étaient toujours en cause. J'étais toujours aussi convaincue de cette théorie mais j'avais compris que ces trois catégories n'étaient pas seules dans ce monde d'eau. J'avais découvert les sirènes, ces filles cruelles à l'exception de ma douce Lyrina, mon adorable Penseuse.

Je croisai mes bras et posai ma tête dessus, songeuse.

Je sais où est ton ami, ajouta Lyrina, tout-à-fait sérieuse. Ils l'ont emmené dans la salle où sont entreposées cordes et voiles.

Je fronçai les sourcils.

Elle disparut dans l'eau rendue noire par l'obscurité. Je n'attendis pas que les vaguelettes qu'elle avait formées disparaissent pour m'éclipser dans la cale. Lugh me surveillait de loin mais, à ce moment-là, un des membres du Red Stone, affecté à ce navire le temps de notre arrivée sur l'île, accaparait toute son attention. Les autres pirates travaillaient trop pour remarquer mes faits et gestes. Je descendis donc dans la cale et décrochai une lanterne vacillante du mur. Discrètement, je me rendis à la salle des cordages. L'échelle grinça sitôt que j'y posai le pied.

- Qui est-ce ?

Cette petite voix, faible et à peine audible, ne pouvait qu'être Alexander. Toujours sur mon échelle, je tournai la tête et l'aperçus, gisant dans un coin avec un tas de cordes en guise d'oreillers et pour seule couverture une voile. Je dévalai l'échelle et accourus à son côté. Sa pâleur cadavérique m'effraya.

- Leanne, tu ne devrais pas être là... Ils me tueront s'ils te voient ici...

- Que t'arrive-t-il ?

Il agrippa ma main comme un noyé s'accroche à sa bouée.

- Je sais des choses, chuchota-t-il. Sur toi. Je voulais te le dire mais le capitaine m'en a empêché... Souviens-toi, le jour où Lugh m'a pris par la gorge... C'était le capitaine qui l'en avait chargé...

- Tu survivras Alex, tu dois survivre. Je...

- Tes yeux...

- Pardon ?

Il eut un spasme violent qui le secoua tout entier. Il était brûlant de fièvre, son front était presque impossible à toucher.

- Comment peux-tu avoir autant de fièvre ? murmurai-je avec une anxiété palpable.

- Dans la légende, reprit-il en tremblant, il est dit que tu as des yeux d'or, sous-entendu (Il toussa à s'en étouffer.) que tu peux voir des choses que d'autres ne verront pas.

- Comme un sixième sens ?

- Un peu oui. Mais ces pirates ont mal compris.

Ses yeux, d'ordinaire vert émeraude, avaient viré au vert foncé. De son pouce, il caressa ma main qu'il agrippait toujours désespérément.

- Ils pensent, souffla-t-il, que tes yeux contiennent de l'or. Ils te tueront après l'ouverture du temple. Leur avarice... n'a aucune limite...

Je fouillai du regard la pièce à la recherche d'eau. J'avais une idée mais elle nécessitait une transformation immédiate.

- T'ont-ils laissé de l'eau ?

- Le tonneau...

Je lâchai doucement sa main et me remis sur mes pieds. Me dirigeant vers le-dit tonneau, j'eus une pensée émue en le voyant. C'était là que nous nous étions cachés, Alexander et moi, lors de l'abordage du Cœur des Caraïbes. Je m'y cachai à nouveau et ouvris le petit robinet rouillé qui permettait à l'eau de s'écouler. J'en fis couler sur mes jambes, qui se changèrent, comme à leur habitude, en queue de poisson. Prestement, je fis passer ma main derrière ma queue de sirène et en arrachai une écaille, à la base des nageoires. Je faillis hurler tant la douleur était insupportable. On aurait dit qu'un barbare m'avait arraché une poignée de cheveux tout en me rouant de coups. Et dire qu'il restait cent quarante-neuf écailles... Une fois l'eau coupée et mes deux jambes retrouvées, je remplis d'eau un petit bol en bois qui traînait là pour l'apporter à Alexander.

Je revins vers lui, trempée et crispée. Je l'aidai ensuite à boire quelques gorgées d'eau, qu'il avala en grimaçant. Sa gorge conservait encore des séquelles du combat inégal qui l'avait opposé à Lugh. Du doigt, j'aurais pu suivre toutes les traces grises tant elles étaient visibles sur son teint pâle d'ordinaire si hâlé par le soleil.

- Alex, commençai-je en le fixant dans les yeux, j'aurais besoin de toi.

- Que veux-tu que je fasse dans cet état ?

- Promets-moi simplement de garder le plus férocement possible ce que je vais te donner.

Il me lança un petit regard suspicieux.

- Que vas-tu me donner ?

Je glissai dans sa paume ouverte l'écaille que j'avais arraché un peu plus tôt. Sans même regarder sa paume, il comprit.

- Tu veux empêcher le temple de s'ouvrir, n'est-ce pas ?

- Ce temple est un lieu sacré, l'endroit qu'avait choisi la Reine pour être enterrée. Il serait... choquant de l'ouvrir comme il est choquant d'ouvrir une tombe.

Alexander hocha la tête sans répondre. Je supposais que les raisons qui m'avaient poussée à lui donner cette écaille étaient les mêmes que celles qui l'avaient poussé à accepter la mission. J'avais confiance en lui : il ne me trahira pas.

- Ils vont se douter de quelque chose sur le pont, soupirai-je.

- Leanne... murmura-t-il en prenant ma main. Fais attention à toi.

Il embrassa mes doigts avant de me laisser partir. C'est au bord des larmes que je l'abandonnais, seul pour lutter contre ce terrible sort jeté par Lugh mais je me promis de trouver l'antidote qui le sauvera. L'île sera sûrement d'une aide précieuse dans cette recherche.