Quelques provisions avaient été chargées sur les chaloupes durant ma courte entrevue avec Alexander. Les pirates ne prirent pas les tonneaux d'eau, trop lourds pour les petites embarcations, espérant trouvant une quelconque source d'eau douce sur l'île. On me força à monter dans la même chaloupe que Lugh, qui me fixait d'un air mauvais tandis que je grimpais dans la barque. Je sursautai lorsque le petit bateau entama sa descente vers la Mer de Larmes. L'étendue d'eau fut à peine troublée lorsqu'il se posa à sa surface. Je jetai un regard en arrière vers le Cœur des Caraïbes, où Samuel, mon père, Alexander et bien d'autres attendaient toujours leur libération, dans de sordides conditions de détention. Je craignais de ne plus les revoir, qu'ils soient... morts à mon retour.
Je veille sur eux, murmura Lyrina. Va sans inquiétude.
Je me retournai de nouveau face au rouquin et posai sagement mes mains sur mes genoux. L'île se rapprochait de nous, la montagne qui la surplombait grandissait au fur et à mesure. Ses flans lisses paraissaient infranchissables, même pour le plus habile des grimpeurs.
Deux autres chaloupes nous suivaient, ombres effrayantes filant silencieusement sur l'eau. Sur l'une d'elles, le capitaine, son visage éternellement caché par son tricorne. Son regard croisa le mien et me fit frissonner d'effroi. Nous accostâmes bientôt sur la plage de sable blanc et fin. J'en pris une pleine poignée dans ma main et sa texture me surprit : cela ne ressemblait en rien à du sable. Il me fallut quelques minutes de réflexion pour comprendre : nous marchions sur une plage de poussière de pierre de lune. Je finis par m'asseoir par terre, caressant des deux mains ce sable si doux au toucher et si peu ordinaire. J'aurais pu passer des heures entières sur cette plage mais un pirate au nez rendu très rouge par la consommation de rhum me saisit par le bras en me forçant à me lever. Sa poigne fut bientôt remplacée par celle, plus ferme, du capitaine du Red Stone. Je brûlais de voir son regard, un simple coup d'œil aurait suffi, mais un je ne sais quoi m'en empêcha. La crainte de voir quelque chose de surnaturel peut-être. Le pirate au nez rouge passa en premier, une lanterne à la main, la capitaine et moi étions juste derrière lui. Nous pénétrâmes donc en silence dans la forêt dense de l'île des Navires Perdus.
Des chants d'oiseaux nocturnes venaient ponctuer le rythme régulier de nos pas, sinistre cortège dans la nuit. Mon pied s'enfonça soudainement dans une étrange substance verdâtre, une sorte de lichen liquide. J'eus un bref frisson de dégoût. La beauté lunaire de cette île cachait bien des choses. L'archipel était d'une beauté perfide, comme les sirènes. Il n'était donc pas étonnant que seules elles en connaissent le chemin. Durant notre progression, je fis donc particulièrement attention à ne pas retomber dans ces visqueuses et vertes, assez peu ragoûtantes. La lumière pâle du clair de lune filtrait à travers les troncs épais qui nous entouraient, laissant seulement passer quelques bribes de lumière. Cette même lumière qui, un instant auparavant, embellissait l'île, mais de l'extérieur uniquement. De l'intérieur, elle rendait angoissant tout le décor dans lequel nous progressions. Un faible rai se posait sur le tronc abîmé d'un arbre immense, illuminant ainsi tous les plis et les creux du vieux conifère. J'aperçus de petites araignées gravir discrètement le tronc, toujours plus haut vers leurs toiles de soie tissées au préalable. Le capitaine retenait toujours mon bras, me forçant ainsi à avancer dans l'épaisse forêt bleutée.
- Attendez ! m'écriai-je brutalement.
Une étrange sensation m'avait envahie toute entière, faisant battre plus vite mon cœur, une sorte de signal d'alarme qui s'était déclenché en moi. Comme si un danger s'approchait de nous, trop près de nous.
- Que se passe-t-il encore ? gronda le capitaine.
- Je... Je sens un danger, tout près... murmurai-je en fouillant des yeux la forêt.
Quelle menace pouvait bien se cacher ? Je récupérai mon bras, que le capitaine avait daigné lâcher. Je fis quelques pas en avant avec un sentiment d'oppression très désagréable. « Tu as des yeux d'or » m'avait dit Alexander.
Sers-t-en, songeai-je avec détermination.
J'ignorais cependant comment me servir de cette faculté. Y avait-il un chant, une prière ? Fallait-il dire un mot magique ?
- Alors ? s'impatienta le rouquin.
Je choisis d'opter pour la manière la plus simple. Les yeux grands ouverts et fixés sur les arbres, je murmurai de manière presque inaudible :
- Montrez-moi le danger. Montrez-le moi.
Tout apparut très clairement, comme lorsque l'on sort du brouillard et que tout redevient net. Je compris alors bien vite le danger, couché aux pieds du pirate ouvrant le cortège. Le seul passage possible se trouvait sur notre gauche.
- N'avancez pas, déclarai-je calmement. Ce sont des sables mouvants.
Tous reculèrent vivement en fixant le sol, d'apparence pourtant si anodine et inoffensive.
- Pourquoi devrions-nous te croire ? demanda Lugh, poings sur les hanches.
- Je ne m'amuserais pas à courir le risque, rétorquai-je. Pour ceux qui me croient, passez sur la gauche du chemin.
Je jetai un regard de défi au rouquin avant de moi-même passer par la gauche. Je suivis ce chemin durant dix bonnes minutes. Beauté perfide, le mot était vraiment idéal. Avec un profond soupir d'exaspération, Lugh consentit à me suivre. A la fin du chemin, nous y étions.
Le voilà, ce fameux temple pour lequel tant d'hommes s'étaient sacrifiés. Il se trouvait encastré à même la montagne au pied de laquelle nous nous trouvions, sur quatre mètres de haut pour dix de large, entièrement fait de marbre blanc, comme l'indiquait la légende. Il était incroyable de penser que tout ceci, cet immense édifice, était l’œuvre de marins dévoués. D'immenses colonnes habilement sculptées en décoraient l'entrée. Close.
Une main se posa lourdement sur mon épaule.
- A toi de jouer, murmura le capitaine, tout près de mon oreille.
De la main, il désigna un bassin ovale d'eau sale qui avait été creusé à côté de l'entrée. Une branche épaisse y avait été plongée. Je reconnus également le fameux récipient à écailles, tout proche de ce bassin.
- Je n'irai pas là-dedans.
- Et bien, moi, je crois que tu vas y aller, fit le capitaine avec un sourire mesquin.
Il posa avec douceur, presque avec amour, sa main sur son pistolet. Je souris à mon tour.
- Vous ne me tuerez pas, vous avez besoin de moi vivante.
Le capitaine jeta sa tête en arrière et partit dans un sinistre fou rire dont seul lui connaissait la raison. Lugh sembla comprendre et s'esclaffa discrètement. L'homme au tricorne arrêta brutalement de rire et claqua des doigts. Le cortège s'écarta de manière presque militaire pour laisser passer deux hommes, dont un, ligoté et bâillonné.
- Papa... soufflai-je, les larmes perlant au coin de l'œil.
Le capitaine s'approcha de lui et pressa le canon de son arme contre sa tempe. Je savais pertinemment qu'il n'hésiterait pas à tirer en cas de refus de ma part. Mon père baissait les yeux, haïssant sûrement le fait de servir de moyen de pression. Je m'avançai vers le bassin, la mort dans l'âme, jusqu'à ce que le bout de mes souliers dépassent le bord. L'eau était si sale qu'il était impossible d'en voir le fond. Des feuilles mortes, de la terre et d'autres choses non identifiées et non identifiables flottaient à la surface de l'eau. Dans mon dos, je sentais une sorte de tension, émanant principalement de mon père. Tout était suspendu, le temps semblait s'être figé en un instant. Les oiseaux ne chantaient plus. Peut-être retenaient-ils leur souffle, peut-être avaient-ils peur. Comme moi.
De la terre séchée tomba de mes chaussures crottées, créant ainsi de légères ondes dans ce répugnant bassin.
- Trop long, trop long ! s'écria Lugh.
D'un geste brusque, il me poussa et me fit tomber dans l'eau. Je remontai difficilement à la surface, battant des bras dans cette eau sale dont j'étais entourée. Je jaillis hors de l'eau, la tête et le corps recouverts de terre et de feuilles, et m'agrippai au rebord du bassin. Sans que je puisse vraiment réagir, Lugh s'empara de mes poignets et les attacha à la branche plongée dans l'eau. Assez bas pour que je reste sirène, assez haut pour pouvoir accéder à mes écailles.
Je tournai maladroitement la tête, encore un peu abasourdie, et aperçus le capitaine menaçant toujours mon père.
- J'ai fait ce que vous vouliez ! criai-je, frissonnante. Relâchez-le maintenant !
- Tu pourrais nous jouer un mauvais tour, murmura-t-il en appuyant le canon de son pistolet contre la poitrine de mon père.
Je serrai fort les mâchoires pour m'empêcher de pleurer. Il manquait une écaille à ma queue : je leur avais joué un mauvais tour, et ils allaient s'en rendre compte. Sans le vouloir, j'avais mis la vie de mon père en danger.
Pardonne-moi... songeai-je en serrant les poings.
- Bien, commençons ! fit le capitaine d'un ton presque enjoué. Aillil, occupe-t-en.
Aillil, le surnom de Lugh et sa véritable nature. Le rouquin n'était plus humain depuis bien longtemps, ses pouvoirs empreints de magie noire faisait de lui une sorte de fantôme, capable de téléportation et de sortilèges sombres et – peut-être – meurtriers. Je pressai mon front contre la branche dans l'attente de la première écaille et du premier cri qu'on m'arracherait.