Dans un brouhaha infernal, les pirates se ruèrent à l'intérieur du temple, le capitaine et Lugh inclus. Une fois l'endroit autour du bassin désert, mon père et moi quittâmes notre cachette et Lyrina sortit la tête de l'eau. L'eau était si sale que personne parmi l'équipage n'avait remarqué la présence de la sirène dans le bassin. Mon père tomba soudain à genoux. J'eus un regard angoissé en le voyant aussi pâle. Il avait perdu trop de sang, il devait être soigné. Maintenant.
- Papa ! Ne bouge surtout pas !
Puis, face à la forêt et dos au temple :
- Montrez-moi ce qui le soignera. Montrez-moi.
Une fiole. Une fiole au contenu doré traînait là, comme si quelqu'un l'avait
abandonné pour que je m'en serve. Voir cette fiole ne me surprenait même pas, j'avais vu tant de choses hors normes ces derniers temps. Je la rapportai à mon père, qui me considéra d'un air surpris.
- Où as-tu trouvé ça ?
- Peu importe, éludai-je, cela va t'aider. Ne bois pas tout, je connais d'autres personnes qui en auraient aussi besoin.
Il comprit vite de qui je parlais. Prenant la fiole dans ses mains, il en but une ou deux gorgées et me la rendit ensuite.
- Je me sens déjà mieux, m'affirma-t-il avec un tendre sourire.
- Reprends-la, dis-je précipitamment, apporte-la à Alexander. J'espère qu'il n'est pas trop tard...
- Tu vas aller dans le temple ? (Je hochai doucement la tête.) Fais attention à toi alors. Si je t'ai retrouvée, ce n'est pas pour te perdre à nouveau.
Il me fixa encore un instant avant de se remettre sur ses pieds et de partir en courant. Pour la troisième fois de cette aventure, c'était à moi de jouer.
- Leanne !
Je tournai vivement la tête vers Lyrina, agrippée au bord du bassin.
- Ces portes sont la seule entrée possible. Je ne pourrais pas te suivre et donc, t'aider.
- Je serai prudente, je te le promets.
Je posai ma main sur la sienne et lui adressai un grand sourire, qui se voulait rassurant.
- Bonne chance, murmura-t-elle avant de replonger sous l'eau.
A mon tour, je pénétrai dans le temple, qui commençait par un long couloir avec de hauts murs de pierre grise, sûrement la même pierre grise qui constituait la montagne au-dessus de nous. Des colonnes de pierre venaient soutenir le plafond pour l'empêcher de s'effondrer. Une fois au bout du sombre couloir, seulement éclairé de quelques torches, des bruits de fracas me parvinrent, décuplés par la grandeur de la pièce où débouchait le couloir. Je vis les pirates nager littéralement dans des montagnes de trésors plus incroyables les uns que les autres et en remplir de grands sacs de toile. Je me cachai vivement derrière une colonne, sans savoir ce que je comptais vraiment faire. La voix du capitaine résonna sinistrement dans le temple.
- Amis bandits ! Nous voilà dans le temple de la Lune, enfin, après tant d'années de recherches laborieuses et acharnées. Souvenez-vous, mes amis, du temps où nous recherchions la clé de cet endroit : cette maudite sirène !
Je tressaillis en entendant parler de moi.
- Comment aurions-nous pu la trouver sans les précieuses indications que ma sœur a eu l’imbécillité de laisser ? Elle les pensait invisibles aux yeux de tous, c'était sans compter sur mon désir ardent de vengeance. Oui, tu m'entends petite sœur, je suis venu pour me venger.
Lyrina ! Le capitaine est le frère de la Reine de la Lune ! Lyrina !
Lyrina ne me répondit pas. Le temple devait avoir un rapport, il était peut-être, même sûrement, un obstacle à nos communications mentales.
- Tu m'as pris mon trône, petite garce, et je vais te prendre ce trésor que tu chérissais tant, le plus précieux que tu aies jamais possédé.
Un concert de hourras retentit chez les pirates. Quel pouvait bien être ce fameux trésor ?
- Amis, prenez ce que vous voulez ici, ces richesses-là me sont égales. Je ne recherche que ce trésor qu'elle a toujours ôté de ma vue.
- Quel est ce trésor ? demanda un des membres de l'équipage.
- Je l'ignore, avoua le capitaine, son éternel tricorne vissé sur la tête. Mais je sais qu'il vaut plus que toutes les richesses présentes ici.
- Comment on va faire pour le reconnaître ? ajouta un autre homme.
- Il n'est pas dans cette pièce. Restez ici, c'est un ordre.
Un étrange silence emplit l'immense salle où se trouvaient les pirates. Je jetai un coup d'œil discret : les flibustiers acquiesçaient sans bruit à l'ordre de leur capitaine.
- Maintenant, mes amis, reprit ce dernier en rompant le silence qu'il avait lui-même formé, pillez !
Sans se faire prier, les pirates retournèrent à leurs sacs de toile, déjà bien remplis. Je vis le capitaine se diriger vers le fond de la pièce, à la recherche de ce trésor ultime, le plus important du temple. Des petites rivières coulaient tout autour de la salle. L'eau était transparente mais aucun des hommes ne prêtaient attention à ces cours d'eau claire. Je pouvais donc y plonger pour rejoindre la pièce située de l'autre côté et où se dirigeait le capitaine. De toutes manières, j'étais déjà trempée alors, un peu plus ou un peu moins... Je quittai ma cachette avec appréhension et, rasant les murs, me glissai silencieusement dans l'eau. Aucun pirate ne remarqua ma présence tant le bruit de leurs pillages résonnait dans le temple. Avec la même discrétion, je nageai en suivant la courbe de la petite rivière, très peu profonde, et atteignis la porte en face du couloir d'où j'étais arrivée. Je sortis de l'eau et me faufilai dans la pièce.
Je fus immédiatement frappée par la magnificence du lieu, pourtant si simple et si sobre. Une sorte de majesté s'en dégageait. Les murs, toujours de pierre grise, étaient sculptés et représentaient de nombreuses scènes de la vie quotidienne. Le sol, quant à lui, était en marbre blanc. De superbes sculptures de sirènes, elles aussi faites de marbre blanc, ornaient les quatre coins de la pièce en toute simplicité. Enfin, une vingtaine de marches en face de l'entrée menait à un cercueil entièrement sculpté dans de la pierre de lune. Le cercueil de la jeune reine. Soudain, je remarquai le regard acéré du capitaine, fixé sur moi. Il était négligemment assis sur le cercueil de sa sœur, manquant ainsi cruellement de respect à celle qui avait dirigé les Caraïbes.
- Tiens, tiens, mais que vois-je ? s'exclama-t-il. Ne serait-ce pas notre petite sirène aux yeux d'or ?
Il se releva et commença à descendre les marches avec un sourire mesquin.
- Il semblerait que tu sois sans défense à présent, je peux te tuer si j'en ai envie et récupérer l'or caché dans tes jolis yeux...
- Je n'ai pas d'or dans les yeux, rétorquai-je en tâchant de soutenir son regard.
- Tu nies encore ? La mort de ton père ne t'a donc pas suffit ? Faut-il que je tue aussi... Comment s'appelle-t-il déjà ? Ah oui, Alexander.
Je serrai les poings si fort que mes jointures en devinrent blanches.
- Je vous interdis de... commençai-je, mal assurée.
- A moins qu'il ne soit déjà mort, persifla-t-il en descendant les dernières marches de l'escalier.
Non. Alexander n'était pas mort. Mon père était forcément arrivé à temps pour le sauver. Il ne pouvait en être autrement. Le capitaine s'approcha de moi, ce sourire détestable toujours collé aux lèvres.
- Je peux te tuer maintenant et ainsi, abréger tes souffrances. Laisse-toi faire, ce ne sera pas long...
Il n'eut pas le temps de dégainer son pistolet. Je lui flanquai un puissant coup de pied dans le tibia avant de détaler comme un lapin dans la salle du trésor. Cette fois-ci, les pirates me remarquèrent mais aucun ne réagit en me voyant courir vers la sortie. J'entendis le capitaine brailler un ordre, qui se répercuta contre les murs. Heureusement pour moi, ils mirent un certain temps avant de commencer eux aussi à courir et une mauvaise organisation les empêcha de rattraper l'avance que j'avais prise.
A l'entrée du temple, Lyrina me héla.
- Lyrina ! répondis-je sans cesser de courir. A la Mer de Larmes !
Je poursuivis ma course dans la forêt, paniquée d'entendre les pirates derrière moi.
- Arrête-toi ! hurla Lugh, furieux. Arrête-toi maintenant !
Dans tes rêves.
Je pris soin de passer sur la droite du chemin : les sables mouvants n'avaient pas bouger et ils attendaient sournoisement les proies. Je priai pour que certains des pirates tombent dans le piège mais aucun cri ne retentit. Ils se souvenaient tous sans exception du danger qui dormait là. Je ne saurais dire combien de temps j'avais couru, mais mon cœur battait extrêmement fort dans ma poitrine lorsque j'arrivai sur la plage de l'île. Et quelle ne fut pas ma surprise en découvrant l'équipage entier du Cœur des Caraïbes, enfin libres. Mon père, une épée à la ceinture, avait une main posée sur l'épaule d'Alexander, en pleine forme. Bien que sa peau aie gardé une teinte un peu trop pâle, elle ne comportait plus aucune traînée grise qui l'étouffait. Samuel était là aussi, aux côtés de Spark. Je ne l'aurais jamais avoué, mais j'étais heureuse de retrouver le véritable capitaine du Cœur, aussi souriant et joyeux. Mais le temps n'était pas encore aux retrouvailles et les cris de l'équipage du Red Stone me le rappela cruellement.
- Ils arrivent, haletai-je. Ils veulent me tuer...
- Prends ça, me dit Alexander en s'approchant de moi.
Je contemplai le pistolet qu'il venait de glisser dans mes mains.
- N'hésite pas à t'en servir, ajouta-t-il.
Il releva soudainement la tête. Ils étaient arrivés.