La lente traversée
— Alors, portés par le courant,
Nous traverserons le pays.
— Le fleuve sera notre guide telle une route liquide
Et nous le descendrons à bord d’un bateau à fond plat.
— Dans les eaux grises du départ nageront d’étranges sirènes,
Des femmes poisson-chat à longues moustaches.
— Belles cependant et distillant le désir,
Elles s’étireront et se prélasseront à la surface,
Espérant le soir et la venue de la lune.
— À cette heure, sous le rond de lumière,
Les mariniers se bercent de mélancolie.
— Cherchant à séduire les mélusines,
Ils fredonnent des chansons tristes de matelots.
— Elles, entre deux rires, écoutent
Sachant que souvent tombent les hommes des péniches
Comme des fruits mûrs de chair.
— Toute la nuit, nous voguerons.
— Pour ne pas prendre le risque de le voir sombrer,
Nous aurons enchaîné notre capitaine à la barre.
— Nous serons heureux de le voir à sa place au levant.
— En arrière, juchées sur des rochers sombres,
Quelques femmes à nageoires nous montreront des dents pointues
En battant l’eau de leur queue de brochet
Puis elles lèveront une main, pour signe d’adieu.
— Plus loin, avec le matin,
Le ciel s’ouvrira sur un bleu de clarté.
— Nous plisserons les paupières lorsqu’apparaîtra l’astre sublime
Avant de détourner le regard de son insoutenable beauté.
— Commencera la lente traversée des paysages.
— Abandonnant les monts,
Nous nous dirigerons vers les plates contrées
Où les blés dans la chaleur du plein été auront la couleur de l’or
Et recouvriront la terre d’un tapis de soie aux reflets scintillants.
— Sur la rive, des pêcheurs à la ligne crieront des injures à notre passage,
Feront des gestes sans équivoques sur le déplaisir qu’ils ont à nous voir
Puis, en dernier ressort, ils nous jetteront des pierres
Faisant de nous les cibles de leur ressentiment.
— Nous les oublierons dès leurs silhouettes évaporées.
— Suivront les plaines et les forêts des pays de verdure.
— Cent chevaux curieux nous accompagneront un temps,
En trottant, la crinière au vent, hennissant pour nous dire le bonjour.
— Nous répondrons en applaudissant à leur grâce.
— Ainsi, les jours passeront, nous offrant mille rencontres
Et emplissant nos têtes de souvenirs impérissables.
— Pour les autres, plus âpres à la mémoire, nous les effacerons.
— Qu’aurons-nous affaire des cités et de leurs quais de bétons,
Des déversoirs d’égouts aux exhalaisons putrides,
De ce ciel gris bouché de murs noirs troués de barreaux ?
— Qu’aurons-nous besoin de nous souvenir de ces têtes d’ânes
Rassemblées en troupeaux sur les bords et les appontements ?
— Pourquoi garder en nous le visage de ces enragés
Se prétendant issus d’une cuisse divine ?
— Qu’aurons-nous besoin de nous rappeler les crachats
Tombant des ponts sur nous comme une pluie,
Les jets de caillou, de pavés, de bouteilles de verre ?
— Que vaudront pour nous les dernières offenses verbales,
Lancées dans le vent, quand en nous retournant,
Nous verrons s’enfoncer les immeubles et les tours
Dans la brume, la boue et l’aberration,
Pour ne laisser au loin qu’un large dôme de poussière ?
— Qu’aurons-nous à regretter de ces traversées des villes ?
— Le regard morne des chiens ?
— Peut-être.
— Mais bien vite s’évanouiront les images maussades,
Lorsque Nature reviendra nous donner en pâture son spectacle.
— Et passeront les jours… et passeront les nuits…
— À l’approche de la fin du voyage,
Il nous faudra affronter les dangers du fourbe mascaret,
Ultime piège tendu et destiné à nous faire échouer.
— Ses vagues contre nature remonteront le courant
Faisant tanguer notre esquif sous leurs assauts,
Happant au passage, dans un sursaut de rage, les imprudents fascinés,
Penchés par-dessus le bastingage avec l’espoir de les toucher.
— Le calme revenu, après la peur et les pleurs,
Le fleuve ouvrira un large bras.
— Nous devinerons alors, dans le lointain,
Sous le ciel immense d’azur, la venue de l’océan,
Invisible et pourtant si présent.
— Le vent, venant à notre rencontre, portera ses effluves
Comme des promesses de liberté.
— Des dauphins joyeux, en meute bruyante,
Sautant hors de l’eau pour mieux être vus et se faire admirer,
Nous ouvrirons la voie.
— Ils seront nos amis et afficheront un sourire perpétuel.
— Nous les entendrons se réjouir et rire aussi.
— L’un d’eux viendra près de notre coque,
Il s’agira du messager.
— Nous ne comprendrons pas son langage,
Mais nous devinerons dans ses cliquètements des mots de bienvenue.
— Enfin, après des jours d’espérance,
Sous le soleil au midi,
La mer nous accueillera.
— Alors, ivres de son incommensurabilité,
Nous pousserons plus loin,
Pour ne jamais revenir.
D.R.K
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