Les deux équipages se considérèrent un instant en silence, les uns sourcils froncés, les autres portant leur main à leur arme.
- A l'attaque ! beugla Lugh, surprenant tous les pirates présents sur la plage.
Les hommes du Lost Soul se jetèrent sur ceux du Cœur, armes brandies dans l'air humide et chaud, rendues étincelantes par la lumière de la lune. Le rouquin se rua vers moi et tenta d'attraper mes poignets. Alexander l'en empêcha violemment en se plaçant entre lui et moi. Leurs épées s'entrechoquèrent, mais elles n'étaient qu'un son de plus dans le combat qui se déroulait autour de moi. Les premiers cris de douleur retentirent dans l'éternelle nuit de l'île, me glaçant le sang.
Je serrais toujours contre moi le pistolet qu'Alexander m'avait donné, bien trop lourd pour moi. Je sentais qu'il fallait que je retourne au temple, le capitaine devait encore y être, en train de chercher ce trésor. Évitant de justesse la pointe d'une épée fendant l'air, je pénétrai de nouveau dans la forêt mais je me stoppai brutalement : Alexander m'avait hélée.
- Tu n'y vas pas toute seule.
- Qu'as-tu fait de Lugh ?
Il se contenta de prendre ma main et de m'entraîner vers le temple. Une fois devant la porte, alors que je m'apprêtais à rentrer, il me retint par le bras et me fixa droit dans les yeux. Il semblait très solennel tout-à-coup.
- Leanne, je tiens vraiment à toi, commença-t-il en serrant mes mains dans les siennes.
- Tu me fais peur, murmurai-je. Tu parles comme si c'était la dernière fois qu'on se voyait.
- C'est peut-être le cas.
Il baissa les yeux mais continua de serrer mes mains. Cette conversation prenait une tournure qui ne me plaisait pas.
- Quand on est un pirate, reprit-il, on n'est jamais sûr d'être là le lendemain.
- Suis-moi à Hispaniola. Je connais quelqu'un qui cherche un apprenti.
- Leanne, je... Comment te dire... C'est... Enfin...
Il réfléchit un instant avant de retirer soudainement ses mains pour les poser sur mon visage. La seconde d'après, ses lèvres étaient posées sur les miennes. Je me laissai aller à ce contact que j'espérais depuis longtemps je crois. Finalement, il colla son front contre le mien, ses mains allèrent se poser sur ses hanches. Tandis que je posais ma tête dans le creux de son épaule, je murmurai, encore un peu sous le coup de l'émotion :
- Moi aussi, je t'aime.
- Les seules filles que je croisais, c'étaient les filles du port. C'étaient les prostituées des tavernes, les femmes mariées qui attendaient leur mari. Alors, quand je t'ai rencontrée...
Je devinai son sourire sans même le voir. Je ne voulais pas bouger, j'étais heureuse, tout simplement.
- Il faut qu'on y aille, soupira Alexander.
Nous nous détachâmes lentement l'un de l'autre, sans réelle envie de nous séparer. C'est néanmoins main dans la main que nous pénétrâmes enfin dans le temps de la Lune.
Le capitaine ne fut pas si surpris de me voir revenir. Il stoppa ses recherches intensives dans la chambre funéraire pour nous observer, Alexander et moi. Nos mains s'étaient séparées à l'entrée de la pièce.
- Tu as même amené ton chevalier servant ! ricana l'homme au tricorne. Vous faites un bien joli couple, dommage que je doive vous tuer...
Tirant calmement son épée, il s'avança vers nous, menaçant. Le jeune pirate sortit également sa lame de son fourreau et se plaça devant moi dans un élan protecteur. Le capitaine fit doucement glisser le fer de son épée contre celui d'Alexander, provocateur.
- Belle arme, déclara-t-il sans émotion, qui me paraît très équilibrée.
Il envoya un coup d'épée vers le buste du mousse. Ce dernier le para et le choc des lames me fit reculer vivement. Alexander commença à se défendre avec un regard farouche.
- Leanne, murmura-t-il sans quitter le capitaine du regard, va-t-en.
Je ne réagis pas. Je refusais de fuir encore une fois.
- Elle ne me semble pas décidée, persifla le sombre pirate.
D'un pas, il tenta de se rapprocher de moi, avec un sourire malveillant. Alexander le menaça de son épée.
- Ne t'approche pas d'elle.
- N'est-ce pas adorable ? s'esclaffa le pirate. Notre jeune mousse serait donc fou amoureux d'une... paysanne ?
- L'amour, quelque chose que tu ne connaîtras jamais !
Le duel démarra brutalement entre les deux flibustiers. Les coups volaient et les combattants entamaient une danse dangereuse et fascinante mais dont l'issue ne faisait aucun doute : l'un des deux sera mort à la fin du combat. Je pressai le pistolet que j'avais toujours en ma possession, sans savoir vraiment quoi faire. Je pouvais tirer sur le capitaine pour aider Alexander mais je craignais de manquer ma cible et de blesser mon ami sans le vouloir. Je me sentais désespérément inutile, simple spectatrice d'une lutte mortelle. Jetant un œil à mon pistolet, je tentai de pointer le capitaine, sans toutefois oser tirer.
- Tu n'as pas besoin de t'en servir, susurra une voix à mon oreille.
Je sursautai et me retournai face à Lugh, mon arme pointée sur lui.
- Allez-vous-en ! m'exclamai-je, complètement affolée.
Sans se soucier du pistolet qui le menaçait, il s'avança vers moi de sa démarche féline.
- Reculez !
Lugh continuait d'avancer. Sans réfléchir et sous le coup de la peur, j'appuyai sur la détente. Le rouquin tomba à terre, du sang tâcha son éternelle chemise blanc sale et s'étendit très rapidement. Je soupirai longuement, autant de soulagement que de désespoir, et tentai de reprendre mon souffle. J'avais tué un homme. J'avais tué cet homme. Tout allait aller mieux maintenant.
Mais soudain, d'effrayantes ombres gris cendre s'échappèrent de la poche de Lugh et pénétrèrent dans sa bouche, lui redonnant une espèce de second souffle. Le sang qui maculait sa chemise se résorba et le rouquin se releva sans aucune peine. Bouche bée, j'observai avec effroi la scène qui se déroulait sous mes yeux. Je compris prestement d'où venaient ces ombres en regardant la poche de Lugh : la même fiole remplie de poudre grise que celle qu'il avait tenu dans sa main lors de ses tours de garde et de l'abordage du Cœur des Caraïbes. La clé se trouvait dans sa poche.
- Surprise ! fit le second d'un air hilare et moqueur. Tu ne t'y attendais pas, non ?
Je tentai d'afficher un air déterminé même si, intérieurement, je mourrais de peur. Combattant cette peur qui me rongeait, je baissai mon arme et fis un pas en avant.
- Je réalise que vous avez de grands pouvoirs, dis-je calmement pour faire diversion.
- Je dois reconnaître que le capitaine a été très généreux envers moi.
J'approchai ma main de sa poche. Plus que quelques centimètres...
- Parlez-moi de ces pouvoirs, ajoutai-je.
Trop heureux de pouvoir étaler au grand jour ses capacités surnaturelles, il ne vit pas ma main toujours plus proche de la fiole.
- Oh, je ne peux que me téléporter et échapper à la mort grâce à une poussière concoctée par le capitaine et contenue dans une fiole. Tant qu'on ne la brise pas...
Il se tut instantanément, soudain conscient qu'il venait de me révéler une information capitale, et s'aperçut que sa précieuse poussière n'était plus dans sa poche. La fiole bien en main, je filai dans la salle du trésor.
Les colonnes...
Je me ruai sur une des colonnes sculptées sous les cris désespérés de Lugh, qui voyait venir la fin de son immortalité et la disparition de la source de ses pouvoirs. Je m'apprêtais à briser la fiole lorsque le rouquin cria, paniqué :
- Attends, attends ! Je peux t'aider !
- Comment ? demandai-je, curieuse mais maintenant ma position.
Le capitaine ne peut toucher une pierre de lune sans souffrir.
- Pourquoi je vous ferais confiance ?
Lugh soupira, ne sachant trop quoi dire.
- Je... Je n'en sais rien, avoua-t-il en passant ses doigts dans ses cheveux épais. Mais je ne veux plus mentir.
Sa détresse me touchait mais je tâchais de n'en rien montrer. Il me fallait être ferme si je voulais rester crédible.
- Je veux bien t'aider à tuer le capitaine, mes pouvoirs seront à ton entière disposition.
J'abaissai la fiole et esquissai un vague mouvement pour la lui rendre avant de deviner le réel but de son manège.
- Vous n'avez aucune intention de m'aider.
- Je... Bien sûr que si !
- Dans ce cas, si ce que vous dites est vrai, (Mes yeux se rivèrent aux siens.) vous n'avez pas besoin de vos pouvoirs !
Je brisai la fiole d'un geste puissant contre la colonne de marbre, libérant toute la colère accumulée depuis que Lugh avait fait souffrir Alexander. Avec des cris stridents et effrayants à entendre, les ombres s'échappèrent vivement de la petite bouteille, désormais brisée, et quittèrent le temple très rapidement, avides de respirer l'air frais. Je me tournai vers Lugh : son visage était cramoisi, animé par une colère animale et terrifiante.
Cours ! me hurlait mon esprit. Bon Dieu, cours !