Il fallut encore deux jours de navigation au Cœur des Caraïbes pour atteindre Port-Royal. Dirk m'avait avoué qu'on y trouvait des hommes très motivés qui avaient été rejetés par la marine britannique mais qui feraient tout pour naviguer. Exactement le profil de mon père en soi. Tard dans la matinée, Alexander – affecté au nid-de-pie pour la journée – nous indiqua que Port-Royal était en vue. Après un rapide calcul, un pirate annonça que nous pourrions jeter l'ancre d'ici deux heures. La veille, j'avais fait connaissance avec cet homme. Il faisait office de médecin à bord du navire même si ses capacités étaient assez limitées. Il restait néanmoins la personne la plus formée dans ce domaine.
Une certaine joie mêlée d'appréhension s'empara des membres de l'équipage qui, s'ils étaient contents de mettre pied à terre, craignaient aussi qu'un officier les identifie comme étant des pirates. Je lançai un regard circulaire, sans trouver l'étrange individu qualifié de dangereux par Dirk. Il était sans doute au fin fond du Cœur. Cet homme m'obsédait, je devais en savoir plus sur lui et sur sa mauvaise compréhension de l'indice.
J'adressai un signe de la main à Alexander, perché sur le mât central, avant de pénétrer dans les entrailles du vaisseau. Je n'eus pas de grande difficulté à le retrouver : il déambulait nonchalamment dans la cale, caressant du bout des doigts les grilles des geôles vides de prisonniers. J'avançai prudemment, sans un bruit. Ce qui ne l'empêcha pas de remarquer ma présence.

- Ce n'est pas très prudent de rester seule avec moi, lança-t-il en se retournant. Que veux-tu ?
 
Je n'osai pas répondre, tout à coup très intimidée. Malgré sa voix toujours aussi enjouée, il avait un regard perçant qui me fit frissonner. Il répéta calmement sa question et s'appuya sur les grilles à côté de lui.

- Je ne vois pas ce que vous voulez dire, finis-je par déclarer.
- Personne ne vient jamais me voir sans une bonne raison.
 
Il fit un pas en avant. J'amorçai un mouvement de recul qui ne lui échappa pas.

- Je croyais que tu ne fuyais pas.
- Je ne fuis pas, affirmai-je. Mais vous ne faites rien pour me rassurer.
 
En soupirant, il recula jusqu'à pouvoir s'adosser à une poutre. Je l'observai attentivement et attendis qu'il soit suffisament loin de moi pour m'avancer.

- Que veux-tu ? répéta-t-il une troisième fois.
- C'est bien vous qui avez donné comme cap Hispaniola, n'est-ce pas ?
- Je vois que tu es bien renseignée. Et alors ?
- Nous savons tous les deux qu'Hispaniola n'était pas la destination indiquée par le premier indice.
- Bien renseignée et intelligente. Tu ferais une formidable pirate.
 
Je détournai le regard sans rien ajouter.

- A moins que tu n'en sois déjà une.
- Je ne vous permets pas... répliquai-je. Je ne serai jamais une pirate.
 
L'individu fit quelques pas en avant mais, cette fois, je choisis de ne pas bouger. Je voulais lui prouver qu'il ne me faisait pas peur. Il était très près de moi lorsque je repris avec le plus de conviction possible :

- Pourquoi avoir demandé à Dirk de venir à Hispaniola ?
- Tu as rapidement compris que ton île n'était pas la bonne destination. Tu es une fille futée et perspicace.
- Vous savez où nous devons aller.
 
Il hocha la tête avec son petit sourire mais ne dit rien. Je l'interrogeai du regard, sans plus de succès. Finalement, il se détourna de moi et prit le chemin du pont.

- Remonte aux origines, lâcha-t-il énigmatiquement, et tu trouveras.
- Attendez !
 
Stoppant sa marche, il se tint devant l'escalier menant à l'extérieur.

- Je veux savoir votre nom.
- Victor.
- Victor comment ?
 
Il ignora ma question et quitta la cale, me laissant seule devant les geôles. Je soupirai bruyamment et attendis un peu avant de sortir à mon tour.
Sur le pont se poursuivait un drôle de ballet où les pirates virevoltaient de part et d'autre. Le mystérieux pirate avait rejoint un petit groupe et s'occupait des cordages. Il ne me regarda pas tandis que je le fixais avec suspicion. Deux paumes s'abattirent sur mes yeux : je sursautai violemment. Je retirai les mains de mon visage et me retournai pour découvrir un Alexander en nage mais souriant. Passant son bras autour de ma taille, il m'emmena ensuite près du bastingage.
Tandis qu'il grattait du pouce le vernis écaillé, j'observai en silence la terre qui s'approchait, lentement mais sûrement. J'avais hâte de découvrir Port-Royal. Je fis part de mon impatience à mon ami, qui, quant à lui, ne semblait pas pressé de jeter l'ancre. Un voile obscurcit son regard alors qu'il toisait le port au lointain. Je serrai sa main tout en l'interrogeant le plus gentiment possible :

- Qu'est-ce qui te fait si peur là-bas ?
- Je n'ai pas peur, protesta-t-il vivement.
- Que se passe-t-il alors ?
 
Il inspira un coup avant de me regarder franchement.

- Je connais quelqu'un à Port-Royal. Quelqu'un que nous ne devons absolument pas croiser.
- Tu as des ennuis, n'est-ce pas ? supposai-je.
- J'ai une erreur il y a un peu plus d'un an, une erreur que je regretterai amèrement si elle s'en prenait à toi.
- « Elle » ? Qui est-ce ?
 
Alexander détourna les yeux et lâcha ma main avant de se diriger vers le mât de misaine. Je renonçai à l'appeler, me contentant de soupirer. Après avoir pesté contre mon ami pendant à peine trente secondes, je décidai de percer le mystère de l'indice. Victor – mais s'appelait-il vraiment Victor ? – m'avait dit de remonter aux origines. Mais aux origines de qui ou de quoi ? Celles du monde ?
Les miennes ?
Reprends-toi, réfléchis...
L'indice avait forcément un rapport avec les Caraïbes et j'étais persuadée qu'il y avait un lien avec Spark. En même temps, je ne pouvais m'empêcher de penser que quelque chose me reliait à cet indice. Victor n'avait pas demandé à aller à Hispaniola pour moi, ma présence à bord du Cœur était loin d'être un caprice de sa part. Cependant, rien ne me reliait à Spark si ce n'est notre voyage au temple de la Lune, l'année dernière.

- Le temple de la Lune... répétai-je pour moi-même. Et si...
 
Je n'eus pas le temps de réfléchir plus : nous étions tout proches du port. Sur le bateau, des clameurs s'élevaient du pont et Dirk lançait des ordres avec fermeté et autorité. Blake volait entre les mâts du Cœur tel un petit point bicolore errant dans le ciel azur de Port-Royal. L'excitation du moment me fit oublier mes précédents raisonnements et je me joignis bien vite à l'allégresse des pirates.
Pour l'instant, je n'avais pas le temps de résoudre l'énigme du premier indice.

Lorsque le bateau fut complètement stabilisé, Dirk donna encore quelques ordres et annonça que le Cœur des Caraïbes ne quitterait pas le port avant le prochain lever de soleil. Il laissa ensuite l'équipage quitter le navire pour se ruer dans les bars et les cabarets. Dirk les regarda avec un sourire paternel avant de se tourner vers Alexander et moi, encore sur le pont.

- On se voit plus tard, jeunes gens. (Il considéra mon ami.) Fais attention à elle. Les hommes de Port-Royal ne sont pas tous bons et dignes de confiance.
 
Je pris ensuite la main d'Alexander et l'entraînai avec moi. Il rechigna un peu mais il se laissa finalement faire en riant gaiement.
Ce port où nous venions d'arriver ne ressemblait en rien au port d'Hispaniola. Celui-ci était presque propre même s'il sentait le poisson frais. A chaque endroit où je posais mes yeux, je voyais les gens de la haute société s'y promenaient, déambulant entre les étals débordant de marchandises. Partout, les marchands s'enorgueillaient de posséder et de vendre les plus belles étoffes des Caraïbes. Les bijoux argentés étincelaient au soleil tandis que les fruits brillants appelaient à la dégustation. Tout ici était lumineux et coloré, loin, si loin du port miteux et sale d'Hispaniola, ses aristocrates hautains et ses marchandises de mauvaise qualité.
Mon émerveillement devant tant de nouveautés amusait beaucoup Alexander, qui me laissait aller et venir entre les étals, tel un papillon attiré par une fleur odorante. Finalement, il vint me rejoindre la vitrine d'une chapellerie. Deux femmes très élégantes y essayaient des chapeaux plus audacieux les uns que les autres.

- C'est beau de te voir découvrir le monde, déclara-t-il en passant un bras autour de mes épaules.
- Je n'ai jamais pu quitter mon île avant l'arrivée du Lost Soul. Aujourd'hui, j'entrevois combien le monde est grand.
- Je te ferai visiter si tu veux...
 
J'émis un léger rire avant de me blottir dans ses bras. Peu de temps après, nos mains se retrouvèrent et nous empruntâmes une ruelle, désireux de nous perdre entre les maisons de pierre et de bois. A force d'errer sans but, nous découvrîmes une place pavée au centre de laquelle se trouvait une jolie fontaine. Des angelots battaient leurs légères ailes de marbre et une sorte de dieu marin se prélassait paresseusement dans l'eau de la fontaine. Nous nous assîmes à l'ombre du petit édifice, protégeant ainsi nos visages du soleil brûlant des Caraïbes.
Alexander plongea la main dans sa sacoche et en sortit deux pains, chapardés dans les cuisines du Cœur. Nous déjeunâmes tranquillement et quittâmes ensuite la place. La fontaine était loin derrière nous quand une voix nous héla. Alexander et moi tournâmes la tête de concert vers une jeune femme d'une vingtaine d'années, habillée avec beaucoup de goût. Ses longs cheveux bruns recouvraient la moitié de son visage délicat tandis que l'ombre de la rue en camouflait l'autre moitié. Elle semblait inoffensive pourtant, dès qu'Alexander l'aperçut, il se plaça entre elle et moi, dans un élan protecteur.

- Ne t'approche pas d'elle, lança-t-il, menaçant.
- Bonjour Alexander. Moi aussi, je suis ravie de te revoir.
- Qui est-ce ? demandai-je dans son dos.
 
Je n'eus en guise de réponse qu'un lourd silence, rapidement brisé par les intonations graves de la jeune femme.

- Oh, tu ne lui as pas parlé de moi ? (Elle s'approcha.) Ta fiancée ?
 
Un petit cri s'échappa de ma gorge, seulement audible de nous trois.

- Arrête ça. Tout-de-suite.
- Elle a l'air si doux, déclara-t-elle en m'observant. Elle mérite de savoir, tu ne crois pas ?
- Alex...
 
Il se retourna vers moi et posa ses mains sur mes épaules.

- Ne la crois pas. Surtout, ne la crois pas. Cette femme ment comme elle respire.
- Tu la connais...
 
Alexander baissa la tête.

- Cette personne dont je t'ai parlée à bord du Cœur, c'est elle.
- D'où la connais-tu ?
- Je...
 
Les larmes me montèrent aux yeux. L'attitude piteuse d'Alexander me faisait mal mais ce secret qu'il m'avait caché me blessait encore plus.

- D'où la connais-tu ? répétai-je en tentant de garder mon calme.
- Je l'ai rencontrée dans un cabaret, avoua-t-il. Mais je te jure que je n'ai jamais répondu à ses avances malgré son insistance.
 
Son regard implorant apaisa mes doutes. J'avais fini par bien le connaître et il m'était aujourd'hui facile de deviner quand il mentait. A ce moment précis, je le savais sincère, voire blessé que je ne le crois pas.

- Je t'aime Leanne, ajouta-t-il. Plus que tout au monde.
- Je te crois.
 
La femme éclata de rire.

- Il en faut peu pour la convaincre. Tu me déçois, Alexander, je ne pensais pas que tu appréciais ce genre de fille.
- Prononce encore un seul mot méprisant sur elle et je...
- Et tu quoi ? Tu me tueras ? persifla-t-elle.
- Tu ne sais pas ce que je peux faire par amour.
 
Elle rit de nouveau. Je prenais peu à peu conscience de la dangerosité de cette femme et comprenais l'élan protecteur qui avait saisi Alexander quelques instants plus tôt.

- Surtout quand on sait que votre amour vient d'une écaille.
- Qu'est-ce que... (Il fit volte-face vers moi.) De quoi parle-t-elle ?
- L'écaille manquante de la Sirène aux Ecailles de Lune.
 
Avec un mépris sans limite et une légère moue de dédain, elle toisa ce qu'elle tenait entre son pouce et son index : l'écaille. Je tâtai mes poches, vides d'écaille.

- Qu'arriverait-il si je la brisais ? demanda-t-elle en caressant l'écaille de l'ongle.
- Rendez-la moi ! m'exclamai-je. Je vous en prie !
- Mais bien sûr...
 
Elle jeta l'écaille, qui atterrit lamentablement sur le pavé. Lorsque je me penchais pour la ramasser, la jeune femme prononça distinctement deux mots :

- Romanarum. Venenum.
 
Elle disparut ensuite dans un nuage de fumée, emportant avec elle la signification de ces deux mots.