Qui sait où mène le chemin caillouteux des rêves ?
Une femme âgée tient sa droiture austère sur les marches du perron
Je ne vois pas son visage
Pendant toute la durée du rêve, pourtant si réel
Je ne le verrai jamais.
Je sens l’ourlet de sa jupe bleue qui balaye ma joue,
J’imagine les manches retroussées
Sur des coudes blancs de farine,
Un regard bienveillant
Et des traits sans apprêt.
Dans le rêve je pleure toutes les larmes de mon propre corps
Mais aussi les larmes de ceux
Qui étaient là autrefois
Et m’ont précédée au cœur du labyrinthe générationnel
Je pleure
Comme si jamais je n’avais pleuré.
J’agrippe les jambes de la femme
Sous la jupe bleue,
Ma vie dépend de cet instant
Tissé pendant
Que le Moi regarde ailleurs
Ou creuse à s’étouffer
Ses hurlements dans l’oreiller.
Je pleure
Les sanglots de l’enfant qui s’est emporté les genoux à la course
La détresse de cette première fois où le contact avec la réalité
Se fait aussi dur que du goudron dans une cour d’école
Je pleure les sanglots retenus
De la mère privée de nouveau-né
Et les spasmes fiers du père bouleversé
Dans le tissu grossier de la jupe bleue,
S’enfouissent aussi
Les cris d’un bébé
Et puis les larmes sales,
La morve au nez,
Vidées depuis
Dans le cabinet du psy,
Corps tremblant et voix cassée.
Je pleure encore
Les aigreurs oubliées, rancœurs, amours perdus
Et ceux jamais connus
Je pleure ce qui gît au fond du marais ; peut-être même
Que je pleure le marais.
Je pleure
Et mon corps ignoré sous les draps n’en sait rien.
Je pleure sans arrière-pensée,
Mes yeux pressés contre l’ourlet
Sans me demander ce qu’elle dira,
La femme à la jupe bleue,
Si droite
Sur les trois marches qui mènent à la bicoque délabrée
Je sais qu’elle me voit.
Je pleure
Les mains sur ses chevilles et sur ses bas tirebouchonnés
Parce qu’il y a un carreau cassé à la fenêtre
Parce que le vent froid entre sans y être invité,
Parce que la maison est habitée par une femme poète
Que je ne connais pas
Et dont je ne lirai peut-être
Jamais les vers tourmentés.
Je pleure
Parce que la femme à la jupe bleue reste droite,
Si droite
Immobile
Solide
Parce que ce sont mes bras qui l’enserrent,
Pietà inversée
Aux souliers de fer
Parce que je ne l’ai pas rencontrée
Et parce qu’elle me connaît
Parce que le contact de mes mains avec sa chair de paysanne m’apaise,
Parce que c’est moi qui supplie
Pour que mes peurs se taisent.
Puis le perron disparaît, je suis allongée dans l’herbe, les brins chatouillent ma joue et je me dis que les sensations sont si réelles que ça ne peut pas être un rêve ; et je reste là, encore un instant, dans la douceur d’un songe qui déjà s’étiole, la femme a remonté les marches de la psyché, puis a tiré sur elle le loquet de la bicoque délabrée. Au réveil, juste quelques brins de coton bleu passé ont glissé dans mon cou et se mêlent à mes cheveux.