Il est seize heures quarante-deux. Les affiches se multiplient et la radio retransmet. Les gens s'agitent dans les rues. Les premières résistances naissent dans l'ombre d'une impasse. Déjà, les mères cherchent à protéger leurs enfants de l'horreur. Cela ne fait que quelques minutes. Mais quelques minutes sont suffisantes. Je regarde une affiche sans la regarder vraiment. Je ne comprends pas. Comment en est-on arrivés là ? Je résiste à l'envie de la déchirer et je reprends mon chemin. Il est seize heures quarante-deux, mais toi, tu n'es pas encore au courant.
Il est dix-neuf heures trente-cinq. La porte s'ouvre. Je sens un courant d'air me chatouiller les jambes. Tu déposes ton chapeau et tu me rejoins. Je suis en train de pleurer. Tu ne comprends pas. Tu me serres dans tes bras. Puis, tu entends la radio dans la cuisine. Tu lèves le son et tu écoutes. Tu comprends. Je te vois réfléchir. Je sais à quoi tu penses. Tu ne te défileras pas. Tu n'en auras pas le courage. Tu ne seras pas assez lâche pour le faire. Il est dix-neuf heures trente-cinq et toi, tu as fait ton choix.
Il est deux heures six. La chambre est noire, le soleil est parti se coucher. Les étoiles se consument. Mon cœur se brise doucement. Ton souffle caresse mon épaule. Tu es là. Je me blottis contre toi, une dernière fois. Dans six heures, tu te lèveras et tu partiras. Il me reste six heures encore. Je prends ta main et la serre fort. Dans le noir, je cherche à me souvenir de l'empreinte de ta main dans la mienne. Ce sera peut-être tout ce qu'il me restera de toi. Il est deux heures six et moi, j'ai si peur pour toi.
Il est sept heures cinquante-huit. Dans deux minutes, tu ouvriras les yeux. Je n'ai pas dormi de la nuit. Je t'ai regardé dormir. J'ai tâché de mémoriser ton visage. Je t'entends respirer. Je sais que tu ne dors plus. Je te connais trop bien. Tu me laisses glisser mes doigts dans tes cheveux. Bientôt, tu ouvriras les yeux et tu partiras. Une larme m'échappe. L'ennemi sera l'aurore. Il est sept heures cinquante-huit et il ne nous reste que deux minutes.
Il est huit heures quatorze. Sur le quai, des sifflets crient et des femmes pleurent. Je ne pleure pas. Je ne pleure plus. Je réajuste ton béret. Tu es beau. Ton sourire est amer mais tes yeux sont amoureux. Ils me regardent comme s'ils me voyaient pour la première fois. Un homme passe. C'est le temps des adieux. Tu m'embrasses et me serres dans tes bras. Tu montes dans le train. Tu y retrouves tes amis. Je vous observe vous installer. Qui reposera le pied sur ce quai ? Qui nous reviendra ? Il est huit heures quatorze et toi, tu es encore innocent.
Il est neuf heures. L'horloge sonne. Le quai est vide. Des mères et des épouses pleurent. Des petites filles jouent. Elles ne comprennent pas. Pas encore. Je suis assise et je regarde les rails. Ton train était là, quelques minutes plus tôt. Nous avions la vie devant nous. Nous avions la jeunesse et l'inconscience. Nous étions des enfants heureux. Il est neuf heures et toi, tu m'as été volé par 1939.