Pénétrer en ce lieu est comme ouvrir les portes de l’antichambre des enfers. Personne ne s’aventure là sans y être contraint.
À cet endroit, le fleuve fait une large boucle isolant du reste du monde le vaste marais qu’elle enserre. Pour une raison mystérieuse, tout a ici la couleur grise de la cendre comme si, en permanence, couvait sous la terre un feu de braises. Un voile de poussières de plomb donne au ciel un étrange éclat de métal et filtre les rayons de l’astre du jour. Pourtant, la lumière demeure vive, plus blanche et blesse le regard.
L’eau comme les sols et ce qui pousse alentour possèdent l’apparence blême des corps maladifs et agonisants. Entre des flaques saumâtres s’étirent des touffes éparses d’herbes au teint laiteux et ailleurs, où la terre se fait moins humide, croissent de courts arbustes aux branches nues et pâles avec pour seules parures de traîtresses épines, toutes droites et épointées comme des lames de dagues.
Plus loin, dans les eaux ternes du fleuve nonchalant guettent de terribles habitants. Des rochers noirs et plats affleurent dans la courbe du courant. À leur surface, se chauffant au soleil, paressent les crocodiles aux écailles pierreuses, innombrables, plus grands que des pirogues, la gueule largement ouverte telle des pièges à ressort garnis de piques d’ivoire. Plus puissants que le dragon dont ils sont les cousins, plus réels aussi, ils inspirent à l’égaré que le pas incertain a mené en ces lieux l’épouvante autant qu’une périlleuse et hypnotique fascination.
Autre part, au cœur du marais, visible de touts côtés, se dresse le squelette chenu d’un arbre géant, au tronc massif et au feuillage étrange. Se balançant sous l’effet de la brise, suspendues aux rameaux par des lanières de cuir, d’insolites feuilles, armatures de tiges bois accueillant des peaux tendues, vrillent dans une ultime danse. Ce sont les vestiges cutanés de femmes dont les os blanchis traînent ici et là, plus bas, éparpillés sur la terre craquelée à cet endroit, jetés après avoir été rongés, brisés, sucés, vidés de leur moelle. De-ci, de-là, au milieu des morceaux de tibia, de fémurs et autres ossements, apparaissent des crânes encore chevelus dont on a aspiré le contenu et qui semblent contempler le morbide paysage du fond de leurs orbites vides.
La chaleur est lourde, le soleil pèse ici plus que partout ailleurs faisant monter dans l’air l’odeur abominable de la pourriture et de la mort.
Un feu, nourri de bois, d’herbes sèches et de graisse, brûle en permanence devant l’entrée d’une hutte en terre, dôme singulier à la charpente monstrueuse constituée d’os entrelacés dont l’unique ouverture, ronde comme une lune noire, laisse distinguer, au fond des ténèbres, la flamme sauvage d’un regard.
Étranger que le destin félon a conduit jusqu’ici tremble, car tu es devant l’antre de Kavikawanka !