« Va t’en et que je ne te revois plus, plus jamais. Si la petite âme errante s’avise de réapparaître dans mon royaume je la tuerai » lâche t-il après un moment de réflexion. Je n’essaie pas de le convaincre ou de lui expliquer quoi que ce soit, le ton sur lequel il vient de prononcer sa sentence me suffit pour comprendre que je n’ai plus le choix. Je dois quitter ce lieu sur le champ. Mon cœur saigne. Mon âme pleure. Et, me relevant, je veux croiser une dernière fois son regard mais il n’est plus là, déjà. Comme j’aurai voulu que cela se passe différemment, ne pas devoir partir ainsi, bannie des enfers pour avoir eu de la compassion pour les âmes des morts. Il n’y a rien que je puisse faire et je me résigne à prendre la direction de la sortie des enfers. Encore je marche seule, comme une marionnette guidée par des fils invisibles, sans raison, sans envie, sans espoir, sans vie. Ô de la lumière ! Serai-je déjà arrivée au bout du tunnel ? Devrais-je être heureuse de retrouver mon monde ? Il me semble que rien a changé, ni en moi, ni autour de moi. Je reste plantée là. Je n’ai pas envie de faire un pas de plus. Je réfléchis à tout ce que je viens de vivre et soudain une image me revient en mémoire. Encore et encore, elle s’impose à moi et ce bruit, ce claquement que j’entendais lorsqu’il refermait le livre. Son livre. Je n’hésite pas une seconde de plus et je rebrousse chemin jusqu’à la salle du trône. Un coup d’œil me dit que l’endroit est désert et que je peux m’y aventurer sans crainte. Il est là, posé sur un banc. Il est grand et surtout très épais. Sur sa couverture en cuir noir il n’y a aucune inscription sauf un signe, un pentacle gravé en son milieu. Je feuillette les pages pour y trouver une trace de mon passage. Une sensation étrange me gagne, j’en ai les mains qui tremblent. Mais, je continue mon exploration. Je veux savoir. Je suis persuadée qu’il a tout noté depuis mon arrivée en son royaume des ténèbres. Soudain, mon cœur s’arrête de battre. Je viens de lire les mots que je cherchais et maintenant je me demande si je dois vraiment en prendre connaissance ou non. Je respire profondément et me lance dans la lecture. Il a, avec soin et dans les moindres détails, consigné mon séjour auprès de lui. Et, c’est avec étonnement que je dévore ses notes.
Rencontre avec une petite âme errante.
Elle s’est présentée en mon royaume et m’a offert sa soumission en échange de ma protection en ces lieux. Je doute à moins que la folie ne se soit emparée de son esprit, de sa loyauté et de sa dévotion à mon égard. Je soupçonne mes frères de me mettre à l’épreuve en l’ayant envoyée aux enfers. Elle n’est pas morte. Elle n’a rien à faire ici. Je vais la garder pour mieux comprendre sa requête, pour savoir si elle est sincère ou s’il s’agit encore d’une ruse de Zeus et de Poséidon. Comme elle est très fragilisée mentalement et physiquement, je vais lui donner une de mes capes qui allège les tourments et lui prodiguer quelques soins pour apaiser son corps en souffrance…
J’ai sondé son âme et je n’y ai trouvé que du tourment, du désespoir, de l’amertume mais pas de sentiments de trahison sauf ceux qu’elle a subi elle-même lorsque j’ai soigné son corps par incantation. Elle est venue à moi en toute sincérité. Cela me perturbe beaucoup. Je ne pense pas avoir rencontré une âme errante vivante venant de son plein gré pour se mettre à mon service depuis que je suis le maître des ténèbres. Mais qui est-elle ? Et pourquoi m’avoir choisi ? Il n’y a qu’une explication, elle est suicidaire, elle veut en finir avec sa misérable vie...
A mon tour, je l’ai mise à l’épreuve. Je lui ai donné l’occasion rêvée pour son suicide, mais à mon grand étonnement, sa réaction a été contraire à ma pensée. J’ai ouvert le cercle de Feu, le miroir qui reflète l’état de souffrance des âmes errantes mortes. Je voulais lui faire comprendre à quel point il est difficile, pénible de vivre en ces lieux. Et, encore, j’ai été surpris par ses propos, elle veut aller parmi les morts. Je ne comprends pas son attitude. Elle a besoin de repos, je vais lui aménager une pièce où elle pourra trouver un sommeil réparateur et surtout s’y sentir bien…
Je lui ai créé une chambre à son goût d’après les fragments d’images que j’ai perçu dans son esprit. J’y ai osé déposer un vase avec des roses de mon jardin secret, celui dont personne n’a connaissance. Et, j’ai commis l’irréparable. Après lui avoir rendu visite sous ma cape d’invisibilité et l’avoir prise dans mes bras pendant son sommeil, j’ai perdu la raison. J’ai oublié ma mission du Seigneur des Ténèbres et je l’ai invité auprès de moi dans le rêve de mon cœur. Ma petite âme errante m’a serré si fort en m’enveloppant d’un amour sincère et profond, une chose que je n’espérais plus jamais obtenir, que j’ai fondu en larmes sur son épaule. Même le Seigneur des Ténèbres en a besoin. Je me suis tellement attaché à elle que j’en viens à souhaiter sa mort pour qu’elle reste à jamais à mes côtés. Cela est impossible. Je dois reprendre sans attendre mes esprits et la chasser de mon royaume...
Je me suis traîné d’un endroit à l’autre du royaume pour ne pas la croiser. J’ai tout essayé pour me résigner à la renvoyer. Je n’y arrive pas. Pourtant, je ne peux pas la garder trop longtemps. Si mes frères n’ont rien à voir avec elle, tôt ou tard, ils seront mis au courant de la présence de ma petite âme errante vivante à mes côtés. Je serai sévèrement puni pour avoir ignoré les règles et les lois qui régissent les enfers. Peut-être serai-je même démuni de ma fonction de Seigneur des Ténèbres. Comment pourrais-je m’en séparer sans lui faire trop de mal, sans la blesser...
Tout est réglé. Je suis en colère contre moi. Je l’ai laissé sans surveillance et de justesse j’ai pu la sauver des griffes des âmes errantes mortes qui n’en aurait fait qu’une proie facile pour apaiser leur soif de vengeance sur le monde d’en-haut, ronger par la rancœur, la jalousie. J’ai épargné sa vie, moi le Seigneur des Ténèbres, le monstre passeur des âmes dans les flammes éternelles de la tourmente. Comment ai-je pu ? Pourquoi suis-je intervenu ? Elle serait morte et pour toujours avec moi. Maintenant, j’ai une excuse pour la bannir. Tant pis si elle en souffre, cela lui passera comme tant d’autres épreuves qu’elle a traversé. Avec elle, je ne suis plus moi-même et je ne pourrais plus régner sur les enfers en maître absolu et sans pitié. Elle arrive. Elle a fini de prendre son bain à la source chaude. Je vais faire mon devoir de Seigneur des Ténèbres. Adieu ma petite âme errante. Adieu.
Je suis bouleversé par ses mots. J’inspire profondément en faisant le vœu de ne jamais les oublier, qu’ils restent gravés en mon cœur pour toute l’éternité ! Je ne regrette pas d’être revenue sur mes pas, ô non je ne regrette pas du tout. Maintenant je sais que je reviendrais. Lorsque mon âme trop affaiblie par les épreuves de la vie en quête d’un lieu de repos quittera mon corps, elle viendra vers toi libre et en paix mon Seigneur, mon maître. Avant de refermer le livre et de quitter son antre, je me concentre sur le dernier mot qu’il y a déposé et, à l’encre violet y grave de ma plus belle écriture « Adieu Hadès ».