L'histoire de ma vie n'est pas passionnante. Pour être franc, à ce jour, je peux la résumer à une soirée. Cette soirée, c'était hier. Et c'est tôt ce matin que j'ai trouvé la solution à mon plus vieux problème. Une solution qui, à n'en pas douter va changer ma vie. Peut-être que demain, la semaine prochaine, le mois prochain vous ne vous rappellerez plus de moi. C'est ainsi, le papier se jaunit, les anecdotes se remplacent, l'eau coule sous les ponts. Mais je tiens tout de même aujourd'hui à faire partie de votre vie, un court instant Avant qu'elle ne tombe elle aussi dans l'oubli, voilà mon histoire.
Que représente un amour d'enfance lorsque l'enfance est terminée ? Surement des souvenirs de joie qu'on aime se repasser comme un grand classique du cinéma. La fin, même connue, nous fera toujours frissonner. Et ce frisson mélancolique sublime l'odeur d'une écharpe, rend immortel un furtif regard amoureux et exalte la sensation d'un baisé volé. Naturellement, ce genre de sentiments arrive aux personnes qui ont partagé cet amour. Ce n'est pas mon cas. Pas que je n'ai aucun sentiment, non. C'est juste que je n'ai jamais trouvé le moment de lui avouer. Et ce depuis plusieurs années. Je crois avoir encore peur de son regard. Bien sûr qu'il y a prescription, mais que voulez-vous, sans cette extravagance, vous ne liriez pas ce texte.
C'était encore la fin d'après-midi lorsque je décidais de sortir. Il faisait chaud, de nombreux étudiants grouillaient sur les terrasses de cafés. En passant devant eux je me suis dit :
« Plus que deux ans, et le monde des adultes s'ouvrira à moi. Quelle idée d'avoir fait de longues études... »
Finalement après quelques minutes de marche, la chaleur commença à me faire fléchir. Me voilà donc, comme tous les autres, attablé à la terrasse d'un bar. La bière que j'avais commandé me paru une bénédiction, tout me semblait à présent supportable. M'installant confortablement sur ma chaise, je regardais passer les gens. Un véritable zoo humain remua devant moi. Beaucoup d'espèces étranges se bousculaient. On pouvait, par exemple, voir des hommes comprimés dans des costumes trois pièces marchant avec conviction, sans pour autant savoir où ils allaient. D'autres téléphonaient comme si leur vie en dépendait. Certains couraient à en perdre le peu poumon que leurs cigarettes n'avaient pas encore attaqué. Ils couraient après quoi ? Je ne sais pas, peut être le temps. Et dans cette jungle, ce qui attira le plus mon attention et ma tendresse, fût ce couple de jeunes amoureux; amoureux à ne pas voir le tram qui frôla la jupe de madame. Alors ça me frappa. Devant mes yeux se trouvait un tourbillon de vie, et moi, j'étais comme un spectateur. Spectateur du temps qui passe. Les gens devinrent flous, la sensation de vitesse s'accéléra, un début de vertige me prit. Il était temps. Temps de se lever. Je partis donc, laissant sur ma petite table, trois grands verres vides.
La soirée, petit à petit, remplaça la fin d'après midi. La lumière crue du jour diminua laissant place à un ciel charmeur. La foule auparavant excitée et survoltée, s'était à présent calmée. Les couples commençaient à sortir main dans la main. L'atmosphère était entièrement dévolu à ce genre d'escapades amoureuses. L'air était doux. La vie se suspendait tranquillement. Les senteurs d'une nouvelle nuit d'été s'amplifiaient. Ainsi, j'ai marché jusqu'à la lisière d'un parc. Entre temps, la nuit était arrivée. Lorsque je traversais le grand portail de fer, j'eus la sensation d'un inconscient réveillé. La logique me quitta et je me laissais transporter dans un monde de mystères et de grâces. Entouré de ces hauts et sombres arbres, foulant une herbe tendre, je me sentais intouchable. Intouchable pourtant dans un monde si vulnérable. Étais-je en train de rêver ? Peut-être. Un lac, au loin, se dessina.
C'est dans cette sensation de sérénité que je l'ai aperçue. Assise sur les bords du lac, elle regardait les fines ondulations de l'eau. Alors mon cœur redevint adolescent et se mit à battre comme un dément. Elle était juste là, celle que j'aimais, celle que j'aime, celle qui ne le sait toujours pas. La faible lumière diffusée par la lune donnait à son corps un air enchanteur. La robe blanche qu'elle portait rayonnait d'une infinie délicatesse. Ses longs cheveux châtains étaient légèrement bercés par la brise nocturne. Une vague de chaleur me transporta. Ma respiration se saccadait. L'instant si léger, si pur, si éphémère me bouleversa par sa simplicité. Je me rapprochais encore un peu. Mes sens étaient en ébullitions, je pouvais sentir d'ici son parfum. Une senteur rare, un subtil mélange de rose et de jasmin. Mes yeux se fermèrent le temps de quelques inspirations. Je devais surement rêver. Son visage découpait le ciel étoilé. Soudain autre chose découpa la nuit. Un bras. Un bras sombre qui s'enroula autour de son gracieux et long cou. Puis, sa tête bascula nonchalamment sur une épaule obscure. Je crus à cet instant que le temps venait de s'arrêter. L'atmosphère manqua alors cruellement d'air. Doucement, sa tête se releva, ses yeux se fermèrent. L'ombre se rapprocha. Je voulus crier. Crier mon incompréhension. Crier mon désespoir. Crier ma haine. Ma bouche s'ouvrit mais rien n'en sorti. Pas le moindre son. S'en était trop. Leurs lèvres maintenant étaient toute proche. Cette fois-ci un courant d'air me glaça.
Il me fallait de l'air. Respirer. Je suffoquai. J'avais chaud. Mon corps était glacé. Des centaines d'idées fusaient dans mon esprit. Je ne pensais à rien. Mon regard frénétique cherchait quelque chose à haïr, à détruire, à démolir. Mes mains tremblaient. Mes jambes se déchainaient. Je ne contrôlais rien. Je trébuchais. Je frappais le sol. Ma rage se décuplait. Levant la tête, je vis la lune et brandissant mon poing, je hurlais :
« Cruel astre des rêveurs, que ton nom soit mortifié ! Que ton règne s'achève ! Libère moi de ta prison de glace ! Tu m'as rendu aveugle ! Tu m'as fait croire que dans ta lumière tous les rêves pouvaient se réaliser ! Te rends tu compte que tu m'as ruiné ? Anéanti ! Je me fous bien maintenant de voir ta fausse compassion ! Et si je dois souffrir, je souffrirai aux yeux de tous ! »
Je m'assis sur le trottoir le plus proche. Mon corps était meurtri, rompu, brisé, toute vie s'en était enfui. Alors que je tentais de reprendre mon souffle, ma tête sombra entre mes mains. Ma gorge se serra, emplie de sanglots. J'ai pleuré. Durant peut être quelques minutes, une dizaine de minutes, ou plus. Je ne sais plus. Mais lorsque mon corps s'était affranchi des toutes ses larmes, les idées commencèrent à me revenir.
« Mais à qui t'en prends tu comme ça ? Tu ne comprends donc pas que tu n'es pas la victime, tu es le fautif ! »
« Le fautif ?! Et puis quoi encore, je serais donc fautif d'aimer ? C'est bien elle qui ne m'a pas compris, elle qui se disait si proche de moi ! Elle même qui disait qu'elle savait tout de moi ! »
« Admets que tu as eu peur de la vérité. Tu regrettes comme un enfant un risque que tu n'as pas su prendre. »
« J'avais peur. Mais j'étais sur le point de lui avouer... »
« Pourquoi continues tu à te mentir, ne vois-tu pas que tout est fini ? »
« "J'attendais le meilleur moment... »
« Même si elle t'as aimé un jour, penses-tu vraiment qu'elle t'aurais attendu tout ce temps ? »
« J'avais... J'avais peur... Je... Je l'aimais... »
« Arrêtes, tu deviens pitoyable, ressaisis-toi. Si tu l'aimais, tu aurais dû lui dire. Cette vie te tue, ne le comprends-tu pas ? »
« Vivre sans elle me tuera. »
« Tu n'es qu'un idiot de romantique, tu cours à ta perte. »
Une autre bourrasque d'air froid m'extirpa de mes pensées.
C'est là, assis sur ce trottoir humide que je découvris le vrai visage de la nuit. La solitude m'envahit. Un brouillard m'enveloppa. Il me caressait, tentait de me réconforter. Autrefois je l'aurais trouvé accueillant et agréable mais aujourd'hui il me semble froid et mordant. Il m'agressait. Il me harcelait. Je ne pouvais plus m'en défaire. Il m'oppressait. J'ai été pris d'une peur sombre, une peur panique. Je criais, je hurlais. Personne ne répondit. Aucun bruit, aucun son. J'étais seul, abandonné. Mes forces s'amenuisèrent. Le scintillement des étoiles se faisait de plus en plus faible. La nuit m'avait absorbé, j'étais devenu invisible, un simple décors sinistre et froid. Seul, au beau milieu des grands bâtiments menaçants, je tentais de rentrer chez moi. Les ténébreuses rues vides de sens et de monde renvoyèrent l'image déchue de mon âme. Une lueur d'idée me vint. Enfin une lumière. J'allais m'en sortir...
Nous re-voilà au présent. Il doit être 10 heures. J'ai trouvé la solution du problème au petit matin. Ce sera, j'en suis sûr, simple et efficace. Cela consiste , à peu de choses près, à lui écrire une lettre. Une forme de lâcheté me diriez-vous, c'est probable. J'ai alors écrit tous mes sentiments, toutes mes humeurs, toutes mes pensées sur ce bout de papier. C'est en quelque sorte le testament de ma jeunesse. Il était temps. Vivre avec ce secret commençait à être insupportable. J'aimerais presque remercier le hasard d'hier soir car maintenant j'ai compris. L'amour que j'avais autrefois s'est transformé en folie. Peut-être, lorsqu'elle lira cette lettre, elle sera touchée. Peut-être qu'elle ne comprendra pas. Peut-être même qu'elle s'en voudra. Après tout, je n'en sais rien et ne veux pas me lancer dans ce genre d'hypothèse. Qui vivra, verra comme dit le proverbe.
Là, debout, au milieu de la pièce, tout me semble différent. À présent, cela peut paraître idiot, mais j'ai la sensation de voir le monde différemment. La lettre entre mes mains est comme un poids enlevé à mon esprit. J'ai le sourire aux lèvres. Il est temps de se jeter à cœur perdu dans cette idée.
Dehors, une femme s'approche de la porte. Elle a des choses à dire. Elle aussi avait passé une partie de la nuit à bien réfléchir. Cette promenade nocturne l'avait assuré dans son choix. Arrivée devant la porte, elle se sentit nerveuse. Elle passa une main dans ses long cheveux châtains et prit une longue inspiration. Elle était enfin prêter à lui avouer.
Alors qu'elle s'apprêta à sonner, dans l'appartement un tabouret bascula.