Trois feux sont allumés en triangle, autour, la foule forme un cercle pendant qu’au centre, Mahina s’installe. La nuit est profonde et le ciel éclairé d’étoiles. Au loin, le rugissement d’un lion fait trembler la savane. Le récit commence. Ses souvenirs sont vagues, mais renaissent au fur et à mesure qu’elle parle.
Elle a quitté seule les abords du village sans tenir compte des recommandations de sa mère qui exige qu’elle ne s’aventure jamais au-delà de ses limites sans être accompagnée d’un frère. Que peut-il arriver si près des siens, pense-t-elle, alors qu’un simple cri ferait accourir à son secours toutes les sagaies du village ? Quelle fausse certitude ! Et combien le prix de la leçon sera lourd à payer ! Alors qu’elle atteint la source, elle pose sa jarre sur le côté et plonge ses mains dans l’eau qui jaillit du rocher afin de combler sa soif. Elle penche la tête et boit, mais lorsqu’elle se redresse, elle le voit, à quelques pas seulement. Elle ne sait pas de qui il s’agit. Sa peau est sombre comme la nuit éclairée de reflets indigo et d’éclats de lumière que le soleil y dessine. Il se tient droit comme un homme, en possède la taille bien que grande, mais semble doté d’une force exceptionnelle. Sa musculature volumineuse et saillante est comparable à celle d’un puissant singe au dos argenté. Son visage aussi est humain, bien que les traits qui le constituent expriment une dureté que Mahina n’a jamais vue ailleurs. Mais ce qui la terrifie et la paralyse immédiatement, c’est le regard qu’il pose sur elle. Ses yeux noirs semblent aspirer son âme, la tirer hors d’elle pour la dominer.
Il s’approche d’elle à pas lents, sans gestes brusques, toujours la tenant par le regard. Elle écarte les lèvres et veut crier. Aucun son ne sort, n’en a le temps, car en un bond, il est sur elle. Sa main se referme sur sa bouche enfermant à jamais le cri qui se préparait à naître, puis elle se sent soulevée. Il la prend sous son bras et l’emporte. Dès lors, elle sait qu’elle ne reverra jamais les siens et les lieux de son enfance.
Lorsqu’ils pénètrent dans le marais, elle pense un instant que cet homme est un fou qui ne sait pas où ses pas le mènent, puis elle devine qu’il s’agit du seigneur des lieux. Cela la rassure et l’effraie ; la rassure, car elle se sait sous sa protection ; l’inquiète, car elle ignore ce que va être son sort, pour quelle raison celui dont elle se refuse à évoquer le nom l'a rapportée avec lui ! En quelques mots, elle fait la description du marais dont personne avant elle n’est revenu sans dommage. Ce qui la surprend le plus est ce grand arbre dénudé, sans écorce, et les étranges objets qui par dizaines sont en suspension accrochés à l’extrémité de branches. L’auditoire est parcouru d’un frisson lorsqu’elle révèle quelle est leur nature. « Des peaux de femmes ! » Répète-t-on en écho. On comprend soudain où sont passées toutes celle qui ont disparu de tout temps sans explications et que l’on pensait en fuite avec un homme d’autre part.
En s’approchant de l’arbre, Mahina réalise que deux femmes sont déjà là, attachées à une grosse liane qui fait le tour du tronc. La poussière partout présente les a recouvertes et leur donne l’apparence de spectres, pourtant elles sont bien vivantes, elles ont levé la tête en entendant le bruit des pas de Kavikawanka. L’expression de leur visage trahit leur désespoir. Lui pose Mahina à terre et la lie par les poignets à la liane aux côtés de ses compagnes d’infortune. Cependant qu’il opère, Mahina aperçoit un grand crocodile gris à quelques distances. Puissant comme trois buffles, il est presque invisible tant son apparence se confond avec la couleur cendre de la terre et des pierres. Elle ne dit mot et se réjouit, pensant que bientôt la mort va s’abattre sur son ravisseur. Tant pis si elle aussi doit périr. C’est ignorer le pouvoir de Kavikawanka, la crainte qu’il inspire à tous les êtres vivants. Sa tâche accomplie, il se retourne vers le prince du fleuve et claque des mains. Aussitôt, le reptile fait un brusque demi-tour et regagne l’abri de son cours d’eau, au milieu de ses congénères.