Journal d'un Déchu (2)

Seconde entrée

Je suis un ange. Ou plutôt, disons le franchement, un ange déchu. J'ai encore mes ailes, contrairement à la plupart des autres, ainsi que tous mes pouvoirs, et là aucun d'entre eux ne peut en dire autant. Mais aussi vrai que nous étions tous des anges, les portes de notre royaume nous sont aujourd'hui fermées, à tous. Et nous sommes donc des déchus.

Mon problème, cependant, est essentiellement différent du leur. Ils sont tombé en disgrâce, et leur châtiment est irrévocable. J'ai été oublié de tous, y compris d'eux, et surtout, malheureusement, y compris du gardien des portes de la Terre d'Or. En fait, alors que je marche parmi vous, seul avec ma solitude, et que je songe à leur sort à eux, je me prends à me dire que le mien n'est pas si terrible, au fond. Il me reste encore un espoir de revoir le Saint Royaume, aussi tenu soit-il. Eux... Eux n'ont plus rien d'autre qu'une éternité de regrets devant eux. Une éternité de haine et de souffrance.

Car je ne sais pas si vous en avec conscience, mais nous avons mal. Tous. Que nous soyons ici, à arpenter votre monde ou alors plus bas, à régner sur la nuit, nous souffrons, et je veux dire par là que nous souffrons physiquement. Plus nous étions lié aux Trônes et plus notre souffrance est grande. Pour un marginal comme moi, ça tient de la rage de dent que rien ne veut calmer. Pour d'autres... la douleur doit presque occulter toute pensée consciente. Et oui, il ne s'agit pas d'un simple exil. Ce serait trop simple. Nous souffrons dans notre chair, littéralement, d'être privé de notre sol natal.

Certains ne l'ont simplement pas supporté. Seulement un ange ne peut pas renoncer à la vie comme vous. Cela nous est simplement impossible. Nous sommes fait de la matière même de l'éternité vous comprenez ? Un de vos adages scientifiques dis, je crois, que rien ne se perd, rien se crée, tout se transforme. Et bien dans notre cas, rien ne se perd, rien ne se crée, et rien ne se transforme. Nous sommes... nous étions censés être immuables. Partant de là, il n'existe qu'une seule façon pour l'un des nôtres de cesser d'exister. Et c'est ici que je suis bien trop souvent intervenu à mon goût. Je suis l'un des trois Gardiens de l'Équilibre. Celui qui justement incarne l'éternité. J'ai dit avoir renoncé à faire usage de mes pouvoirs, et ça reste vrai. Mais parfois, ce sont mes pouvoirs qui font usage de moi.

Il est un rôle qui m'incombe, à moi et à moi seul, et devant lequel jamais je ne pourrai me défiler aussi forte que soit mon envie. Lorsque vient l'heure pour un ange de s'en aller, alors... alors je suis celui qui l'accompagne. Je hais ces moments-là presque autant que j'en suis venu à les aimer. Et je me vomis pour ça. Pour ce... plaisir pervers que je ressens quand j'entends cet appel qui n'existe qu'à mes oreilles et que le manteau qui fut mien jadis revient un bref instant se poser sur mes épaules. Oui car vous voyez, c'est là la seule et unique exception consentie à ma punition. Dans ces moments-là, ils se souviennent de moi, et ils savent. Ils savent qu'ils sont avec un ami. Avec un frère.

Oui car je les ai connus, chacun d'eux. J'ai parlé avec eux, ri avec eux, combattu avec eux. Et je serais mort pour eux, tout comme ils seraient mort pour moi. Et je les vois aujourd'hui, je vois Sammaël si triste désormais, je vois Asmodée qui était si belle et dont le regard ne trahit plus rien qu'une laideur qui me ferait pleurer si je m'écoutais. Je vois Abbadon, toujours si courageux et qui ne sait plus frapper que dans le dos. Je le vois lui... Je le vois lui et là je pleure, sincèrement.

Il était le plus grand, vous savez ? Il était notre chef, notre roi. Nous l'aurions suivi jusqu'aux confins de l'univers sans nous poser de question tant la foi que nous avions en lui était grande. Mais aussi, il était bon. Vous ne pourriez imaginer d'être plus bon qu'il le fut. Seul, je pense, votre Nazaréen pourrait éventuellement se comparer à lui. Et encore. Puis je le vois aujourd'hui. Je vois les peurs qu'il vous inspire, le mal que vous pensez de lui. Ce mal justifié, qui n'est que la résultante des horreurs qu'il a commises. A-t-il seulement conscience d'avoir à ce point changé ou se leurre-t-il encore lui-même ? Je ne saurais trancher. Et j'ai beau avoir encore tous mes pouvoirs, je n'oserai pas aller lui poser la question.

Au lieu de ça, je vais continuer à pleurer sur son sort. Et sur le votre, vous qui ne l'avez pas connu tel qu'il est vraiment. Vous qui ne pouvez pas comprendre ce que signifie pour moi la perte de la seule vraie Lumière en cet univers. Je vais pleurer, mais que ce soit clair, je ne laisserai jamais sa noirceur s'étendre si je peux l'en empêcher. Il s'est égaré, et je reste l'un des trois Gardiens. Je l'aurais combattu à l'époque, je le combattrais aujourd'hui. Même si seul et oublié je perdrais. Tant pis, au moins aurais-je lutté. Pour vous, et contre lui. Contre mon roi. Et dites-vous bien que de tous les déchus qui parsèment ce monde, je serais sans doute le seul de votre côté à ce moment-là. Moi dont jamais vous ne pourrez vous souvenir.

Mais peu importe au fond, ce n'est pas son histoire que je raconte, c'est la mienne. Mais je dois aussi être franc, et en toute franchise, ma condition trop semblable à la leur me hante sûrement autant qu'elle les hante, eux. Alors oui, je m'interroge beaucoup sur leur ressenti. Et je me demande ce qu'on peut penser de soi-même lorsque l'on fut le Porteur de la Lumière et qu'on est devenu l'incarnat des Ténèbres. Peut-être n'est-ce pas si différent de ce que l'ont peut ressentir lorsque, après avoir régné sur le temps, on finit oublié de tous...

Ezobriel de la Roue, Mars 2011.