La clef du cimetière
Pourquoi met-on des serrures aux portes de cimetière ? En y réfléchissant, on se rend compte que rien qui est d’une grande valeur n’y est entreposé, rien qui peut inciter les pilleurs de tombes à investir les lieux en tout cas. À moins d’imaginer une nouvelle forme de kidnapping : — « envoyez-moi dix-mille euros si vous voulez revoir le squelette de votre grand-mère en entier ! » — certainement, il s’en trouverait pour payer, il en est qui sont très attaché aux reliques, mais ce ne serait certes pas le cas pour la majorité, loin de là. Et puis si de telles opérations s’avéraient rentables, je suis persuadé que bon nombre de truands à la petite semaine se seraient déjà recyclés.
Quelles autres richesses que celle qui lie sentimentalement les vivants aux défunts sont-elles susceptibles d’attiser la convoitise ? Des pots de fleurs en plastique aux couleurs passées ? Des dalles de marbre gravées ? Des croix de pierre ? Des outils de cantonnier ? Quoi d’autre ? Non, vraiment, je ne vois pas. Et si ces serrures, au lieu de dissuader les gens d’entrer, n’étaient en place que pour prévenir toute évasion nocturne ? Il est bien connu que la nuit les habitants des cimetières s’agitent, pas seulement sous la forme de feux follets. À l'approche des nécropoles, tous ceux qui en ont fait l’expérimentation vous le diront, des bruits étranges se font entendre, des grattements, des appels étouffés. Pourquoi croyez-vous que l’on recouvre d’énormes dalles les derniers abris de nos chers disparus ? Eh, oui ! Afin de couvrir le risque qu’elles soient soulevées, car dès lors que le mort se trouverait libéré, Dieu seul sait ce qu’il adviendrait.
Longtemps, je me suis posé cette question de savoir si ces histoires sur les zombies entendues ou lues, un peu partout, au cours de mes pérégrinations avaient une part de vérité. Je ne pensais pas qu’un jour la vie m’offrirait l’opportunité de faire une expérience dont la conduite mènerait à confirmer ou infirmer la réalité des faits qu’elles véhiculaient. Jusqu’à ce que, cet été, ayant eu le divin plaisir de partir en vacances dans l’arrière-pays varois, cette opportunité me fut donnée.
Ma femme et moi-même étions les hôtes d’une de ces collègues de travail qui possède là-bas une ravissante petite ferme transformée en maison d’habitation et située à quelques centaines de mètres d’un village typique et pittoresque. Nous ne sommes restés qu’une semaine, mais cela m’a suffi pour découvrir les alentours à plusieurs kilomètres à la ronde, la marche à pieds ne m’a jamais fait peur, et pour visiter avec intérêt et en profondeur le hameau. Je n’en donne pas le nom ici, car, d’une part, il ne vous dirait rien et, d’autre part, je ne tiens pas à ce que ses habitants se voient envahis par une cohorte de curieux se réclamant de ma personne. J’ai particulièrement été attiré par la petite église posée sur l’épaisse colline qui domine le village. Bien que chichement décoré, ou peut-être à cause de cette austérité, son intérieur possède un caractère de sérénité exceptionnelle où règne une solennité de tous les instants. Ainsi, vous pouvez entrer dans sa fraîcheur et vous assoir sur l’un des rares bancs de bois qui se disputent l’espace, dans un silence quasi mystique et rester là durant des heures sans vous en rendre compte sous le regard bienveillant et protecteur d’un christ aux blessures sanguinolentes magnifiquement colorées. Il m’est d’ailleurs arrivé une fois d’y passer une matinée entière, c’est dire l’attrait qu’exerçait sur moi ce lieu consacré.
En sortant de l’église, par la droite, vous pouvez emprunter un chemin qui en fait le tour et qui mène à une petite place sommairement pavée où sont plantés quelques châtaigniers et trois bancs de pierre grise. Un muret, de l’autre côté, prolonge le mur de l’église et constitue une partie de l’enceinte du cimetière. Au milieu de celui-ci, une grille de fer en régule l’accès. Je ne sais pourquoi, mais cet endroit, lorsque je le découvris, m’inspira immédiatement un profond sentiment de quiétude et tous les jours qui suivirent, je ne manquai jamais de m’y rendre au moins une fois dans une journée. Je ne suis pas le seul à avoir éprouvé ce genre de sensation, je suis certain qu’en y pensant, vous avez, vous aussi, un lieu secret que vous êtes seul à comprendre et à aimer.
C’est lors de mon avant-dernière visite à cet endroit qu’a resurgi cette interrogation, celle qui commence cet écrit : — « pourquoi met-on des serrures aux portes de cimetières ? » — je venais d’arriver et me préparais à m’installer sur l’un des bancs quand je vis la grille s’ouvrir pour laisser le passage à un monsieur d’une cinquantaine d’années en bleu de travail et portant balai et pelle. Il me fit un salut poli de la tête que je lui rendis, puis je le vis fermer le portail derrière lui, donner un tour de clef et glisser celle-ci dans une anfractuosité du mur, une sorte de niche creusée entre deux pierres. Sur le coup, je me demandais à quoi servait cette serrure si la clef qui permettait de la débloquer restait ainsi à disposition du premier venu, mais je ne m’attardais pas sur le sujet et laissais vagabonder mon esprit dans le paysage jusqu’à ce que l’heure du dîner soit venue.
J’ignore la raison qui me poussa, à la nuit tombée, à revenir derrière l’église. Ma femme était fatiguée de la marche que nous avions faite dans le massif en milieu de journée, sous le cagnard, et était partie se coucher tôt. Pour ma part, je ne ressentais pas le besoin de dormir dans l’immédiat et je pense que, peut-être, je souhaitais voir le panorama visible de là sous la lumière de la lune. Le ciel était magnifique et d’une pureté ineffable. Un long moment, je restais subjugué par la beauté des cieux étoilés et celle du bas paysage nappé d’opale. Puis, alors que j’étais absorbé en mon entier par la contemplation, un bruit dans mon dos attira mon attention. Il venait de l’autre côté du mur du cimetière. Toute personne sensée ne se serait pas donné la peine de s’interroger sur son origine, mais pour ma part, étant d’une nature curieuse, je ne peux m’empêcher de chercher des explications à tout, même aux choses qui n’ont aucun intérêt. Je me levai donc et allai jusqu’à la grille. Là, j’accrochai mes mains aux barreaux et glissai un regard entre-deux. Les tombes presque blanches et bleutées, éparpillées sur un sol presque laiteux sur lequel se découpaient des ombres tranchantes et noir de suie, donnaient à voir une vision étrange, lunaire. Le bruit persistait, mais comme son origine se situait près du mur, à moins de pouvoir glisser ma tête entre les barreaux, il m’était impossible de voir quelle en était la cause. C’est là que me revint en mémoire la scène à laquelle j’avais assisté l’après-midi même et qui m’avait révélé la cachette de la clef. À tâtons, je fouillai le trou dans le mur et en extrayais ce que j’y cherchais. C’était une grosse clef en métal, assez lourde et en partie rouillée, je m’en rendis compte le lendemain à mon réveil en constatant la façon dont elle avait rougi la paume de ma main.
D’un geste, je la glissais dans la serrure en m’efforçant d’agir dans le plus grand silence, le bruit prêt du mur, sorte de grattements répétitifs, continuait à se faire entendre, puis je tournais la clef dans la serrure, lentement, et poussait la grille. Je ne l’avais pas ouvert plus qu’à moitié que quelque chose, quelqu’un, je ne sais pas, se rua sur moi avec un bruit de cliquetis insolites. Bousculé, je perdis l’équilibre et tombai en arrière. À ce moment, sans doute mon crâne heurta une pierre, car je perdis connaissance. Quelques instants plus tard, une minute, peut-être dix ou vingt, je n’en sais rien, je revins à moi. Tout était calme. Sans attendre, je retournai à la maison d’un pas incertain et je m’endormis comme une masse après m'être couché tout habillé. Le lendemain, ma tête me sonnait toujours, mais j’avais récupéré. Ma femme et moi nous levâmes et rejoignîmes nos amis pour le petit déjeuner. Quelle ne fut pas alors notre stupéfaction de constater que le visage de la maitresse de maison s’ornait d’un magnifique coquard. La décence nous interdisant d’en demander l’origine, nous échangeâmes ma femme et moi un regard réprobateur en imaginant l’altercation qui avait dû opposer la dame et son mari. Mais lorsque celui-ci fit à son tour son apparition, nous vîmes que des ecchymoses déformaient ses arcades sourcilières et son nez. Ma femme ne put s’empêcher alors d’interroger sa collègue, mais c’est son mari qui lui répondit et mit fin à cet embryon de conversation d’un simple : — « Non, merci, s’il vous plait ! » —
Dans la matinée, jour de marché, ma femme et moi poussâmes jusqu’au village avec l’objectif d’acheter quelques objets typiques à la région pour les ramener en souvenir. Là, nous tombâmes littéralement des nues. Des habitants du village, adultes, j’entends, il ne s’en trouvait pas un qui n’eut pas son comptant de bosses ou de gnons. Seuls nous deux semblions avoir échappé à la correction dont tous avaient subi les affres, l'on se serait cru dans la cinquième dimension, et bien sûr pas un mot d’explication ne nous fût donné. Plus tard, dans l’après-midi, comme nous devions repartir le lendemain de bonne heure, je rendis une dernière visite à l’église et en fis le tour pour une ultime contemplation. Au bout d’une heure, à peu près, j’entendis la grille du cimetière grincer dans mon dos. Je jetai un regard en arrière. Le cantonnier de la veille avait fini sa journée. Il était de dos, alors je lui lançai un jovial « bonjour ! », mais quand il tourna vers moi son visage, je le vis tout aussi boursouflé que celui des autres habitants. Il avait un air sévère et ne me répondit pas, se contentant de me toiser avec une expression de mépris. Tout en continuant à me fixer, il ferma la serrure, glissa la clef dans la poche de son pantalon, tapota trois ou quatre fois sa cuisse pour bien me montrer que l’objet était en sécurité, toujours sans me quitter du regard, puis il tourna les talons et s’en alla sans dire un mot.
Nous sommes rentrés dimanche dernier. Ma femme a repris le travail lundi, moi aussi. Après cette difficile journée de boulot, la première chose que j’ai faite a été de m’arrêter au supermarché d’outillages et matériaux. Puis, j’ai filé au cimetière où sont enterrés ma mère et mon père. Je me suis rendu sur leur tombe et tout autour des pierres tombales, j’ai tracé un large joint avec une colle à la silicone. On ne sait jamais, personne n'est irréprochable.
DRK