La joueuse de flûtiau
Autrefois, il y a très longtemps, on racontait que lorsque la lune prenait la forme d’un croissant parfait, une joueuse de flûte, un peu fée, venait s’asseoir sur sa pointe pour jouer de son instrument. Peu étaient ceux qui pouvaient la voir, car elle ne se montrait qu’aux âmes bonnes et innocentes, principalement aux petits enfants donc, mais aussi aux troubadours, aux conteurs, aux poètes. Les notes de sa musique descendaient dans la nuit et se répandaient sur la terre comme une pluie d’ondes bénéfiques. Lentement, elles se glissaient dans les rêves des humains et adoucissaient leurs peines. En ces temps là, la nuit était un monde différent à ce qu’elle est aujourd’hui. Elle était si sombre parfois que l’on n’y voyait pas devant soi à plus de deux pas. Seule, la lune en était la lanterne aussi lui était-on reconnaissant de la clarté qu’elle disséminait tout comme les bienheureux remerciaient la joueuse de flûte d’apaiser la douleur des rêveurs. Malheureusement, cette fée musicienne ne prenait place sur sa corniche qu’une fois en lune montante et une fois en lune descendante, si bien que les autres nuits les dormeurs devaient se contenter de rêves tristes et plats quand ils ne se transformaient en d’effrayants cauchemars. Les nuits sans lune étaient particulièrement redoutées, car profitant de l’épaisse obscurité, des êtres maléfiques sortaient de leurs profonds terriers où ils se blottissaient habituellement pour échapper à la brûlure des rayons de lumière, et envahissaient les plaines et les forêts semant la peur dans les cœurs des biches et des jeunes filles égarées. C’est pour se protéger de ces démons de toutes sortes que les hommes commencèrent à construire les maisons, inventèrent les portes, les loquets, les serrures. Là, à l’abri de leurs murs, ils pouvaient se reposer sans craindre les hurlements des loups, leurs dents acérées, les griffes des fauves et la méchanceté des êtres mauvais. Là, ils pouvaient allumer un feu sans redouter la pluie, l’orage, la violence des vents, le froid de l’hiver. Cependant, cet abri, si précieux était-il, avait pour désavantage de couper les humains des créatures bénéfiques de la nuit. Certes celles-ci étaient en nombre inférieur, pourtant elles existaient bien. La joueuse de flûte était l’une d’elle. Lorsque celle-ci se rendit compte que les hommes n’avaient plus d’oreilles pour elle, les murs de leurs maisons les ayant à jamais coupé du monde fantomatique, elle fut quelque peu triste pendant un temps, mais très vite elle se consola et se mit à jouer pour les plantes qui, contrairement à ce que l’on croit généralement, sont très sensible aux vibrations de la musique, surtout celles de la musique céleste. Dès lors, les plantes qui n’avaient jamais su être autre que sauvages, sous l’influence des notes hautement harmoniques, devinrent d’une humeur si agréable qu’elles acceptèrent de se laisser apprivoiser, c’est d’ailleurs depuis ce temps qu’elles donnent sans compter leurs fruits, leurs graines, leur chair, aux hommes qui ne leur sont pas toujours reconnaissant comme il le faudrait, ces cadeaux paraissant à ces derniers, bien à tort, tout naturels.
Aujourd’hui très peu nombreux sont les hommes qui peuvent encore apercevoir la joueuse de flûte, car même s’il vient à l’idée de certains de quitter leur maison durant la nuit, c’est généralement pour aller s’enfermer dans une autre boîte, si bien qu’il n’ont pas l’idée de lever les yeux vers les cieux. Quand bien même cette idée venait à germer dans leur esprit, si par le plus grand des hasards ils venaient à entrapercevoir la lune, il faudrait encore que cela se fit au bon moment, la fée venant s’asseoir sur le rebord de l’astre nocturne si rarement. Il faudrait également que l’observateur en question ait su garder une âme de petit enfant ou qu’il en soit un lui-même, d’autant que les lumières artificielles des villes masquent à la vue la pâle vision qu’offre la fée de son corps éthéré. On le voit, les conditions à remplir pour espérer deviner la présence de la joueuse de flûte sont suspendues à tant de choses aléatoires qu’il est impossible que cela se produise. Pourtant, il existe un moyen. A vous, amis lecteurs, je peux vous en confier le secret. Lorsque l’heure de vous reposer sera venue, l’été prochain, oubliez votre destination habituelle, les pays étrangers, les boites de nuit, la mer et ses sirènes, et prenez la route des hautes montagnes. Quand vous serez arrivés, attendez la bonne nuit, celle qui offrira à vos yeux émerveillés le pouvoir de découvrir le plus beau des croissants de lune, et gagnez à pieds les plus hauts alpages en prenant soin de vous vêtir chaudement. Là, au milieu d’un troupeau de vaches laitières paisiblement endormies, étendez-vous dans l’herbe et plongez du regard dans le puits de la voute céleste pour le laissez vagabonder entre les étoiles. Ne prenez pas peur si parfois une sorte de vertige prend possession de vous. C’est tout à fait naturel, l’œil n’est pas formé à contempler l’infini. Enfin, lorsque votre esprit aura suffisamment dérivé, vous serez prêts.
Alors seulement, laissez-vous guider et suivez du regard la direction que pointera depuis longtemps le doigt de vos enfants, le fil ténu qui les relie à la lune. Là, attendez-vous à quelque chose d’extraordinaire, car si merveilleuse sera l’image que vous aurez imaginée, jamais elle ne sera à la hauteur de celle que vous découvrirez. L’impalpable beauté de la fée joueuse de flûte vous enchantera cependant que sa musique rendue visible par on ne sait quelle magie descendra vers vous en une cascade de gouttelettes d’or et se glissera dans l’orifice de vos oreilles pour venir caresser vos tympans comme aucune musique terrestre, si belle soit-elle, ne sait le faire.
Vous n’en reviendrez pas et je ne serais pas surpris d’apprendre que dans les mois qui auront suivi cette fabuleuse nuit, inoubliable entre toute, vous ayez déménagé.
DRK