Le bruit de mes talons résonne et se répercute sur les façades des immeubles. Un étrange silence s'est installé sur le boulevard Carnot. Un silence néanmoins banal dans cette petite ville qu'est Bourg-la-Reine. Les jeunes le connaissent par coeur et le détestent, les plus vieux l'apprécient. Seule une voiture vient, de temps à autre, troubler ce silence de mort.
J'observe la petite Clio qui vient de passer, tranquillement assise sur mon banc de pierre. Il ne fait pas bien chaud ce matin-là. La pierre grise commence doucement à me geler les fesses - le séant comme dirait mon professeur de musique. L'horloge de l'église, située juste derrière moi, sonne dix heures. Je reste assise, calme et paisible, et j'attends dix heures quinze.
Pourquoi, me demanderez-vous. Est-ce pour bavarder avec des amies ? Non, je suis pas là, avec mes copines lycéennes, à discuter des activités que j'ai prévu en ce jour férié ou du week-end à venir. J'aurais aimé dormir plus ce matin, je suis fatiguée. Se lever à huit heures quarante-cinq alors que l'on s'est couché à vingt-trois heures, ce n'est vraiment pas bénéfique. Que voulez-vous, j'avais tellement envie de le regarder avec mes grands-parents, ce DVD. Pourquoi avec mes grands-parents ? Parce que je n'ai pas dormi chez ma mère hier. Elle avait un cours de cuisine qu'une de ses collègues lui avait offert. Une délicate attention en soit. Mais ma mère n'a pas besoin de cours de cuisine : elle cuisine déjà très bien. Il lui suffit d'acheter des livres de cuisine pour apprendre d'autres recettes.
Je dois sûrement vous lasser. Ces détails insignifiants n'ont pas d'importance pour vous. Je le sais. Aussi vais-je vous dire la raison de ma venue dans le boulevard Carnot ce matin-là, à attendre dix heures quinze en me gelant les fesses. Est-ce important pour vous d'honorer les morts de votre petite ville, perdue parmi d'autres ? Pour moi, oui. J'assiste à la cérémonie, au discours interminable de M. le maire, à la dépose des gerbes et à la présentation des drapeaux par respect pour les morts, "tombés pour la France" comme ils disent tous.
Aussi cette année ne fera pas exception. Pas plus que la suivante et encore celle d'après.
Les portes de l'église s'ouvre : la messe est terminée, les anciens combattants d'Algérie ou de la Seconde Guerre Mondiale sortent. Le cortège se forme. Il est temps pour moi d'y aller et de jouer mon rôle. La rue silencieuse il y a encore deux minutes devient bruyante, et même le bruit de mes talons n'arrive plus à résonner dans la ville et à se répercuter sur les façades des immeubles.