Je crois que la pire des choses dans le fait d'être immortel, c'est l'indifférence qui s'empare peu à peu de vous à mesure que passent les siècles. C'est si... si pernicieux qu'on ne s'en rend pas vraiment compte, mais le fait est qu'on se réveille un beau jour et que plus grand chose n'a d'importance. Ce qui inclut notre propre vie.
Je suis Lucas Fabre, le dernier des Loups de guerre, et j'ai vécu mille ans. J'en vivrais probablement mille de plus, et mille encore après. Rien au monde ne peut me tuer. Rien si ce n'est quelque chose qui détruirait complétement Gaïa et n'en laisserait que quelques morceaux de roches épars dérivant lentement dans le vide de l'univers. Autant dire que je vivrais longtemps, dans ces conditions. Et je me dis ce soir que si ce n'est de l'indifférence, alors c'est de la colère que je ressens à cette idée.
Je n'ai pas voulu vivre aussi longtemps. J'aurais préféré mourir en même temps qu'Astrée. Je voudrais effacer le cours du temps et revenir à cette nuit fatidique où tout a basculé. Je ne l'ai su que plus tard, mais cette nuit fatidique où tout a basculé je fus conduis chez elle. Astrée d'Aubincourt, la veuve du marquis d'Aubincourt. Un mariage qui n'avait duré que le temps d'un mois avant que la mort ne frappe le jeune et beau marquis, dernier enfant de sa lignée lors d'une banale partie de chasse.
Et Astrée donc, d'hériter d'un des plus riches marquisat du Poitou. Ce qui en fit une femme des plus courtisées. Sauf que... Je sais que certains d'entre vous ont une vision noble de la chevalerie de l'époque. Arthur, Lancelot, Gauvain... Ceci dit à l'époque courtiser une femme signifiait souvent s'entretuer pour avoir l'insigne privilège d'envahir sa couche -et ses possessions le cas échéant- à la manière d'un soudard, sans la moindre considération pour ses désirs à elle.
J'avais des défauts, j'en ai encore, je le reconnais. Mais je n'ai jamais partagé cette conception-là des choses. C'est une des rares choses pour lesquelles je peux remercier mon père. Il a toujours traité les femmes avec le même respect que les hommes, sinon d'avantage. Et j'ai donc tout naturellement fait pareil. Je n'étais certes pas un galant au sens strict du terme, pas à cette époque, mais après mon réveil, trois jours de coma délirants durant lesquels elle m'avait veillé et soigné plus tard, tandis que je recouvrais peu à peu mes forces et que j'apprenais peu à peu tout ça, je me sentis l'envie de payer ma dette en me faisant son protecteur.
Devrais-je préciser que je n'avais sincèrement pas idée de ce qui m'étais arrivé? Peut-être. Même si au fond peu importe. Quoiqu'il en soit, moins d'une semaine après cette fameuse nuit, j'étais déjà parfaitement rétabli. En vérité je me sentais en meilleure forme que je ne l'avais jamais été.
Ce qui s'avéra au demeurant salvateur, en fin de compte, lorsque l'un des "prétendants" s'impatienta un peu plus que de raison. Je trouvais alors en moi des forces que j'ignorais posséder grâce auxquelles je parvins à mettre un terme définitif aux assauts un peu trop fougueux de ce jeune seigneur plein de morgue.
Non, ce n'est pas un mauvais roman. La ressemblance s'arrête là. En vérité j'étais tout aussi bouffi d'orgueil que lui. Mais je sais que de moi au moins Astrée n'avait pas peur. On ne craint pas un homme à qui on a sauvé la vie quand on est une Astrée. On ne peut pas. Et au fond on a raison. Car quand une Astrée sauve la vie d'un homme, alors cet homme lui appartient à jamais. J'ai vu ça des centaines de fois. Je ne l'ai vécu qu'une seule.
Peu importe.
Je me suis senti invincible après avoir tué ce malheureux qui, je le sais aujourd'hui, n'avait simplement aucune chance face à moi. J'étais encore loin d'être celui que je suis aujourd'hui, mais paradoxalement je pense que je n'ai jamais été aussi dangereux que durant cette période précise. Imaginez une grenade dégoupillée lâchée dans la nature. En pire, parce que la grenade en question croit être humaine et ignore donc être une grenade.
Une question cependant me hante. Aurais-je agit différemment si j'avais eu conscience de ce qui m'arrivait? Si j'avais su ce qui se passerait en cette nuit de pleine lune qui boucla la boucle de mon premier cycle une vingtaine de jours plus tard, qu'aurais-je donc fait? Aurais-je eu autant de sang sur les mains? Aurait-elle vécu?