Je me nomme Ezobriel. Je ne suis pas l'un des votre et jamais vous n'avez entendu parler de moi. Ne cherchez pas au fond de vos livres d'histoires ou de vos recueils de contes. Je n'apparais même pas dans vos textes sacrés. Pourtant je suis l'un d'eux, à part entière. Seulement mon châtiment fut différent du leur, puisque l'essence même de mon crime fut différente.

J'ai été condamné à l'oubli, tout simplement. J'ai été effacé de l'histoire de ce monde, comme si je n'avais jamais existé. Mais il faut dire que j'ai essayé de m'approprier le temps lui-même. Et que j'ai échoué. L'ironie de la chose, c'est qu'il existe une échappatoire relativement simple dans l'énoncé même de la sentence qui fut la mienne. Je suis un peu l'opposé de Cassandre, vous voyez. Il me suffirait de raconter mon histoire avec une réelle franchise pour que cesse ma punition et que je reprenne ma place dans le flot du temps. Ceci... ceci n'est jamais que la énième de mes tentatives pour y parvenir.

Au fil de ses siècles passés à conter encore et toujours la même histoire sous toutes les formes possibles, j'ai acquis une certaine aisance, une forme d'expérience. Ainsi je sais ce que je peux dire et ce qu'il n'est pas réellement besoin de formuler. Par exemple, ce n'est pas à moi de trancher sur l'existence de ce que vous appelez Dieu. Je commencerais donc mon histoire autrement.

Il était une fois une race différente de la votre. Mais pas tant que ça au fond. Cette race, ma race, ressemblait beaucoup à l'humanité sur bien des points. Physiquement déjà, elle avait peu ou prou la même apparence, mais elle était, chez nous, comme sublimée cette apparence. Intensifiée. Et puis il y avait les ailes, ces ailes immaculées qui nous portait loin jusque dans les étoiles. Mais nous avions ceci dit les mêmes défauts que vous. La haine et la colère. Nous nous voulions pur, et ce fut le plus pur d'entre nous qui déclencha ce que vous reconnaitriez aisément dans ces guerres fratricides qui déchirent votre monde, un conflit stupide qui dégénéra en quelque chose de sanglant et de définitif.

Peu importe, là aussi je n'ai pas besoin de raconter cette guerre par le détail. Mon rôle y fut marginal et il n'est en rien la cause de ma propre déchéance. Assez ironiquement même, si j'avais du choisir un camp, j'aurais plutôt penché pour l'autre. Mais non, moi je n'avais qu'un camp, le mien. J'étais ainsi fait, voyez-vous, que je n'avais qu'un seul intérêt: étudier quelque chose qui m'avait toujours fasciné. Le caractère évolutif des choses. Ce mouvement perpétuel qui anime la vie et qu'on a nommé temps. Vous autres, vous le voyez ce temps comme quelque chose qui avance et ne revient jamais en arrière. Le passé est mort, le futur encore à venir, et le présent seul existe. Encore une chose que ma race partage avec la votre. Mais pas moi.

Et c'est ici que vous trouverez la clé de ma déchéance. Parce que je ne vois pas le temps ainsi. Pour moi il est cyclique. Presque circulaire. Une roue qui nous ramène toujours au même point. J'ai voulu comprendre comment fonctionnait cette roue. Et j'ai réussi. Je n'ai pas à vous expliquer comment ni ce qu'implique cette compréhension. Il ne m'appartient pas de dévoiler les rouages de cette machinerie qui domine vos existences. Et oui, surement que cela vous frustre, mais je regrette encore la seule fois où j'ai essayé. Ce jour-là j'ai donné a un jeune homme trop doué pour son bien les clés de ce qui allait poser les bases vous permettant de créer vos bombes dites atomiques. Une erreur que je ne commettrais plus jamais, quitte à devoir passer l'éternité dans l'oubli.

Ce que je peux vous dire, cependant, c'est qu'après avoir compris la roue du temps, j'ai voulu la briser. J'y ai vu une prison qui nous retenait tous captif, et j'ai voulu nous en libérer. Du moins était-ce la raison que je mettais en avant quand les objections nées de l'effroi incrédule qu'inspirait cette idée à ma conscience se faisaient trop pressante.

En vérité, sachez-le, j'étais bouffi d'orgueil. Je voulais prouver que je pouvais défaire ce qui avait été fait. M'en affranchir pour le dominer. Je n'ai même jamais pensé à une autre mécanique, encore plus complexe que celle que j'avais soigneusement décortiquée. La mécanique de cet univers dont elle n'est jamais, cette roue, que l'un des pivots.

Car oui si vous ôtez le temps à l'univers, alors celui-ci s'effondre sur lui-même porté par l'entropie. C'est le temps qui insuffle son mouvement à l'expansion de la vie. Sans ça... plus rien ne peut avancer, tout est figé, immobile. Je l'ai compris durant cette longue, si longue seconde d'éternité durant laquelle j'ai aboli le temps. Même aujourd'hui je ne saurais quantifier en terme d'années ce que ça a duré. Surement des milliers, peut être même pas une. Et personne, jamais, n'en a rien su après que la folie de cette solitude éternelle m'eut presque détruit et que dans un de mes ultimes instants de lucidité je ne répare mon erreur.

Un seul être dans tout l'univers sait aujourd'hui que j'existe à ma connaissance. Celui-là même qui m'a transmis le Jugement de l'Équilibre. L'un des deux qui, à part moi, sont restés soigneusement en dehors de ce conflit dévastateur. Mais vous ne le connaissez pas non plus. Je peux vous donner son nom, ça ne m'est pas interdit, et ça lui donnera une petite leçon. Il se nomme Izakiel. Il est l'Ange de la Balance. A ce stade, et au cas où vous vous poseriez la question, moi je suis l'Ange de la Roue, bien évidemment. Nous étions -nous sommes toujours- trois différents des autres. La Roue, la Balance et la Faux. Le Temps, l'Âme et la Mort. Trois à être à part. Mais de ces trois je suis le seul qui ait ainsi renoncé à son... office.

Peu importe, c'est lui qui m'a délivré la sentence prononcée contre moi - lui, le seul qui devait se souvenir de moi pour que la Balance n'en soit pas déréglée- , cette sentence qui me condamne à venir vous raconter de mes mots mon histoire, dont ceci n'était que le prélude. La première entrée d'un journal qui sera surement beaucoup plus long et qui ne sera jamais que la dernière tentative en date d'un esprit fatigué pour obtenir sa rédemption. Mais je me dois néanmoins de conclure convenablement ce court prologue par une fin décente.

Il vous faut donc encore savoir que je n'ai pas perdu mes pouvoirs. Je reste l'Ange de la Roue. Personne ne peut me voler ça. Mais il y a tellement longtemps que je les ai laissés en sommeil que je ne saurais même plus comment m'en servir je crois. Hormis l'oubli, a dire vrai, je n'ai aucune limitation. Je pourrais faire ce que bon me semble. Mais au fond, peu m'importe même l'oubli.

Après une longue et atroce éternité de solitude dans le froid glacial d'un univers en train de se désintégrer de lui-même, je pourrais me contenter de simplement marcher parmi vous jusqu'à ce que cette roue que j'ai trahit se brise d'elle-même, m'offrant enfin le véritable oubli, celui auquel moi j'aspire. En attendant, je vais occuper mon temps à parcourir les rues de vos villes, à me gorger de la chaleur de votre soleil et à tenter de vous conter mon histoire.