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 L'affaire Cheval

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Philippe W
Poète
Philippe W

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L'affaire Cheval Empty
MessageSujet: L'affaire Cheval   L'affaire Cheval EmptyMer 13 Mar - 18:02

I
Prologue


Dieu avait abandonné les êtres humains à leur sort et les anges pleuraient à chaudes larmes sur la ville. Paris avait revêtu sa robe automnale en faisant chatoyer ses oranges, bruns et ocres sur toutes les places et allées qui avaient été délaissées par les badauds, peu enclins à s’émouvoir de la mélancolie qui se dégageait de ces couleurs si souvent vues années après années.

En plein cœur de la Cité, à quelques encablures de la Seine dont la lente avancée lui conférait un aspect presque figé, le parvis d’un palais de justice était en émoi : une foule bigarrée, des hommes en tenues noires, des femmes de la haute société en robes écarlates et des femmes du peuple aux haillons grisâtres, gesticulait et pérorait de manière anarchique.

Un fiacre s’arrêta non loin de là duquel descendit une femme qui tenait par la main un enfant. Ce dernier regarda droit devant lui et comprit que l’agitation qui battait son plein annonçait un évènement d’importance.

Ce fut à ce moment-là qu’un cavalier, revêtu de l’uniforme des gardes de Paris, passa devant la mère et son fils avant de s’arrêter non loin de là. Sa monture était rebelle, elle tapait du sabot et ne cessait d’hennir. Le cavalier n’eut aucune pitié pour l’animal et, après avoir saisi sa cravache, frappa à plusieurs reprises le destrier sur le cou, ce qui ne fit que l’exciter davantage. L’homme cria après la bête, donna des coups de talons, lacéra encore plus la bête avec sa cravache. La monture finit par se rendre à l’évidence que toute résistance était vaine et finit par se calmer. Le cavalier descendit de la selle puis jeta un regard furtif sur l’enfant qui avait les larmes aux yeux. L’homme n’y prêta pas attention, se retourna et s’enfonça dans la foule bruyante.

─ Mère, je n’aime pas cet endroit. Pourquoi m’y avoir mené ?

─ Aujourd’hui est un grand jour, comme le disait si souvent feu ton père, car tu vas apprendre comment fonctionne la justice de notre pays. Oui, nous allons de ce pas au tribunal afin d’assister au procès d’un homme, si je puis le nommer encore de la sorte à la vue de son acte, qui a sauvagement tué une femme innocente.

─ Le méchant va être puni ?

─ Oui. La justice de notre grand pays va frapper de son glaive vengeur. Tu vas beaucoup apprendre de notre glorieuse civilisation ces deux prochains jours d’audience.

Alors que la pluie tombait encore plus drue, la mère et l’enfant allèrent à pas vifs se mêler à la foule dans laquelle ils finirent par s’enfoncer puis disparaître. Le tintement d’une cloche retentit sous les « ah » de contentement de l’assemblée qui se rua au sein de l’enceinte dans une cohue indescriptible. En effet, il y avait peu de place dans la cour de justice et chacun voulait être aux premières loges pour assister au lynchage verbal de la canaille.


II
Le défilé des témoins

Le public, agglutiné comme dans un cirque, n’avait d’yeux que pour l’accusé, Monsieur Guillaume cheval, qui le leur rendait bien puisqu’il les fixait en retour de manière intense. Chacun pouvait lire quelque chose de différent dans son regard : certains y voyaient une haine pure, d’autres un dépit profond qu’il ne pouvait dissimuler, quelques-uns pensèrent même que ses prunelles reflétaient une demande de pardon pour son crime odieux. Pour autant, ce croisement de vue et de point de vue n’empêchait pas la séance de se dérouler normalement.

─ Veuillez faire entrer votre premier témoin, lança le juge.

─ Oui, votre Honneur. Je demande à ce qu’on fasse venir à la barre Madame Legrand, épouse Pierre Legrand, notaire de la ville de Paris.

Une femme revêtue d’une robe terne entra alors dans la salle et, tout en jetant des regards furtifs vers l’accusé, se dirigea vers la barre. Après qu’elle eût prêté serment, elle se tourna en direction de l’accusé qui la toisait de manière intense.

Le procès continua.

─ Madame Legrand, connaissiez-vous bien la victime ? demanda le procureur de la république.

─ Oh ! que oui, maître. J’étais même la meilleure amie d’enfance d’Elisabeth !

─ Que pouvez-vous dire d’Elisabeth Martin à cette époque ?

─ Oh ! C’était une fille sage et travailleuse : elle ne sortait jamais le soir et passait son temps à étudier. Mais nous passions beaucoup de temps ensemble durant les récréations et les dimanches.

─ En quelle circonstance avez-vous fait la connaissance de l’accusé, Monsieur Guillaume Cheval ?

─ Cette brute épaisse ? Il aidait son père à nettoyer l’école. Souvent il passait le balai dans la cour alors que nous, en bonnes petites filles, nous étions en classe.

─ Madame Martin a-t-elle jamais été en contact rapproché avec le jeune Cheval à cette époque ?

Bien entendu ! Ce criminel sanguinaire… Pardon… Le dénommé Cheval, à la récréation, une fois son labeur terminé, attendait que les fillettes sortissent pour jouer afin de s’approcher de notre groupe d’amies dont Elisabeth et moi-même faisions partie. Il s’approchait, nous nous reculions car ses guenilles et surtout l’odeur qui s’en dégageait étaient repoussantes. Il nous parlait, nous nous taisions. Nous ne voulions pas répondre à un rustre dont le vocabulaire se limitait à des monosyllabes vulgaires. De plus, Il lançait incessamment des regards fous sur Elisabeth qui la mettait dans un état de perturbation intense. Elle pleurait souvent à cause de lui.

─ Cette situation de harcèlement a-t-elle duré longtemps (oui ! J’ai bien dit harcèlement, Messieurs les jurés) ?

─ Si cela a duré longtemps ? Mais cela ne cessa pas durant toute notre scolarité à l’école primaire. Il ne se passait pas une journée sans que ce monstre ne se mêle à nous, ne nous assaille. Nous l’avons bien signalé à la directrice de l’école mais celle-ci, trompée par les faux sourires de cet enfant pervers, le laissait continuer à nous embêter. Nos parents s’en offusquèrent, contactèrent le maire qui menaça Cheval père de perdre son emploi s’il laissait la situation perdurer.

─ Cela changea-t-il quelque chose ?

─ Oui et non…

─ Précisez, s’il vous plaît, Madame.

─ Eh bien voilà : probablement terrifié à l’idée de perdre son poste, le père Cheval dut sermonner son fils. J’entends par là que le rejeton ne nous ennuya plus à la récréation. Par contre, il nous suivait de près lorsque nous quittions l’école et, jour après jours, finit par se faire plus proche, au point qu’il nous collait à la peau au bout de quelques mois. Et c’est surtout Elisabeth qui en faisait les frais.

─ Comment cela ?

─ En fait, il était clair que ce jeune démon, à la chevelure hérissée, au regard inquisiteur et à la gestuelle brutale ne se mêlait à nous que pour être proche d’Elisabeth. Il ne cessait de lui poser des questions – toutes saugrenues, évidemment – auxquelles elle refusait de répondre. Il voulait lui prendre la main, elle, une fille de bonne famille ! C’était horrible.

─ Peut-on dire que Monsieur Cheval jeune a perturbé votre enfance et celle de votre amie Elisabeth ?

─ Oui, Maître, c’est vraiment le cas. Rien que d’y penser encore aujourd’hui me donne des frissons !

─ Je vous remercie Madame Legrand. Une enfance martyrisée ! Messieurs les jurés, lança le procureur de la république en se retournant vers les jurés.
L’avocat de la défense prit alors la parole, mais il ne put rien tirer de plus de la jeune femme. Aucun élément positif pour son client ne fut versé au dossier. Madame Legrand retourna bien vite d’où elle était venue en tentant mal de dissimuler son malaise dû aux yeux de Cheval braqués sur elle. Elle songea que c’était les yeux d’un dément, d’un démon.

Le second témoin qui se présenta devant le juge était un bijoutier de renom qui, bien des années auparavant, avait été le voisin d’Elisabeth Martin. C’était maintenant au voisinage de Cheval qu’il avait à faire, ce dernier, à quelques mètres de là, observait le nouvel orateur d’une manière étrange, sans que nul ne puisse dire ce que cela signifiait. Peut-être un signe de violence refoulée, crurent certaines personnes dans le public.

─ Ainsi, vous avez commencé à fréquenter assidument la maison Martin vers vos seize ans ?

─ Oui, Maître. Jour après jour, je prenais plus de plaisir à côtoyer cette jeune femme (elle devait avoir moins d’un an que moi) dont les parents me considéraient comme un jeune homme respectable, issu d’une bonne famille. D’ailleurs, mon père et ma mère – je le sus bien plus tard – avaient pris un arrangement pour que j’épousasse Elisabeth une fois que j’aurai pris la relève de la bijouterie familial.

─ Quand avez-vous rencontré le dénommé Cheval ?

─ Guillaume Cheval s’était arrangé, je ne sais trop comment, pour devenir le jardinier du couple qui résidait juste en face des Martin. Il ne cessait de regarder de ce côté et je voyais bien que cela indisposait Elisabeth.

─ Cheval se contentait-il de regarder ?

─ Certes, non. Son labeur achevé – si on peut réellement appeler labeur le fait de s’occuper de fleurs et d’arbustes – il s’approchait de la maison des Martin et attendait qu’Elisabeth et moi-même sortîmes de la demeure pour nous aborder. Je ne me souviens plus de ce qu’il disait – d’ailleurs, ses mots se suivaient sans cohérence –, mais il ne cessait de nous tarabuster.

─ Que fîtes-vous alors ?

─ Je me rendis au commissariat du quartier et je portai plainte. On me répondit que, malheureusement, la rue appartenait à tout le monde et que du moment que le quidam n’était ni menaçant ni injurieux, nul ne pouvait l’empêcher de nous aborder.

─ La situation perdura-t-elle ainsi ou y eut-il une aggravation ?

─ Cela s’est terriblement empiré ! Un soir que je quittais le domicile des Martin, ayant été raccompagné par Elisabeth jusqu’au portail, j’eus un élan de tendresse qui me poussa à lui prendre la main que j’embrassai délicatement, sans qu’il y ait eu offense à la vertu ! (Je tiens à le préciser.) Tout à coup, Un homme sortit de l’ombre et se rua sur moi. Je fus bousculé, poussé à terre et roué de coup. Lorsque l’homme eut finit son affaire, me laissant à demi-inconscient à terre, je reconnus qu’il s’agissait de Cheval. Ce dernier, à la vue des parents Martin qui se dirigeaient vers l’entrée suite aux cris lancé par leur fille, s’enfuit à toute vitesse. On ne le revit plus et il ne reprit pas son travail le lendemain. Une plainte fut déposée mais l’adolescent s’était enfui de chez son père et nul, ne l’avait revu depuis.

─ Le retrouva-t-on ?

─ Non, Je n’entendis plus parler de lui. Ensuite, je ne sais pas car je poursuivis mes études à l’étranger et ne revis plus Elisabeth et n’eut plus de nouvelles d’elle. Il faut dire que mes parents avaient pris d’autres engagements avec une famille honnête et sérieuse dont la fille est désormais mon épouse. Quoi qu’il en soit, même loin d’Elisabeth, je craignais toujours pour sa vie en songeant à la violence de ce monstre.

─ « La violence de ce monstre » ! répéta le procureur de la république en regardant les jurés tout en pointant l’accusé de son doigt accusateur.

Les prunelles de Cheval décochaient des flèches sur l’ultime témoin qui s’avançait à la barre. Ce dernier, feignant de ne rien voir, avançait d’un pas hésitant tout en essuyant les larmes qui lui montaient aux yeux. Ce témoin était une femme et pas n’importe quelle femme : la propre mère de la défunte.

Après la présentation de l’état civile de Madame Martin mère, celle-ci fut directement interpellée par le procureur :

─ Et vous, Madame, dont l’enfant, la chair de votre chair, vous a été enlevée de votre sein, qu’avez-vous à nous dire sur les dernières semaines de vie de votre fille, Elisabeth ?

─ Le temps avait passé depuis l’altercation entre le fils du bijoutier et ce Cheval. Nous n’y pensions plus. Pourtant, nous avions toujours le sentiment d’être observés de loin, sans comprendre à quoi cela se rattachait. Les dernières semaines, vous dîtes ? Eh bien, des événements bizarres se sont produits : des fenêtres et des portes que nous trouvions ouvertes alors que nous étions certains de les avoir fermées, des craquements étranges du plancher la nuit, des objets et des meubles, surtout dans la chambre d’Elisabeth, qui s’avéraient déplacés, bougés et, enfin, il y eut l’histoire du médaillon.

─ Quid de ce médaillon ? Madame, demanda le procureur.

─ Pour le jour de ses vingt et un ans, mon mari et moi avions offerts un médaillon à notre fille, un médaillon avec une photographie incrustée d’elle, son visage angélique souriant, et au revers duquel se trouvait gravés les mots « amour toujours ». Elisabeth portait ce médaillon tous les jours sur elle et ne l’ôtait que la nuit venue, avant de se coucher, et le déposait dans son petit coffre à bijoux.

─ Et que se passa-t-il ?

─ Une nuit nous entendîmes des pas au rez-de-chaussée – nos chambres se trouvant au premier étage –, nous ne nous alertâmes pas plus que ça songeant qu’il s’agissait du bois de la maison qui travaillait. Or, le lendemain matin, Elisabeth trouva son coffre à bijoux ouvert à l’intérieur duquel ne se trouvait plus le médaillon. Nous le cherchâmes partout mais nulle trace de sa présence ne se fit. Nous nous souvînmes alors du bruit des pas et nous comprîmes qu’un intrus s’était glissé subrepticement chez nous, osant pénétrer dans la chambre de notre ange, et avait subtilisé le dit médaillon.

─ Comme réagîtes-vous ?

─ Mon mari alla demander l’aide d’un policier du secteur qui comprit bien notre situation et diligenta une enquête rapide. La présence d’un rôdeur fut signalée par divers voisins, ce qui nous incita à demander la protection des forces de l’ordre. Ces dernières placèrent un gardien de la paix au coin de la rue, derrière un taillis, qui, le soir même, vit un être étrange se faufiler dans notre demeure. Le fonctionnaire héla des collègues à lui et, tous ensembles, ils allèrent appréhender l’individu suspect qui s’était à peine dissimulé derrière un fourré dans notre jardin.

─ Qui était cet individu ?

─ Il s’agissait de Cheval !

─ Violation de domicile ! hurla le procureur. Le fouilla-t-on ?

─ Oui, sous ses habits en loques desquelles s’exhalaient des odeurs pestilentielles, ils découvrirent le médaillon de mon Elisabeth.

─ Vol caractérisé ! surenchérit le procureur. Et que se passa-t-il ?

─ Cheval est bâti comme un lion. Il se débattit, se dégagea de l’emprise des policiers et courut dans la maison…

─ Délit de fuite ! Et ensuite ?

─ Mon Dieu ! Lorsque nous entrâmes dans la demeure, la porte de la chambre de ma fille venait d’être claquée. Nous comprîmes tous le drame qui se jouait. Mon Dieu ! Il y eut un cri, le cri de mon ange. Les policiers montèrent à l’étage et tentèrent vainement d’ouvrir la porte : elle était fermée à clef. Là, les voix de ma fille et de Cheval se mélangèrent, comme s’ils échangeaient des mots. Ils hurlaient tous les deux. Il y eut un silence. Les policiers enfoncèrent la porte après bien des efforts, mais… seigneur ! il était trop tard. Ma fille reposait par terre, la gorge enserrée par les mains de ce monstre. Elle était morte et lui… il… il pleurait de joie devant son horrible crime. Mon Dieu !

─ Homicide caractérisé sur une personne innocente ! rugit le procureur en pointant à nouveau de son doigt l’accusé Chaval.

Encore une fois, l’avocat de Cheval ne put rien tirer du témoin. Il semblait ne pas fournir d’efforts pour recueillir des informations positives pour son client, comme s’il ne le défendait que pour la forme.

La mère d’Elisabeth quitta le prétoire en larmes, soutenue par un huissier qui la guida jusqu’au banc des témoins. Durant tout ce temps, Cheval continua de la fixer ardemment. Certains remarquèrent qu’il ne décocha pas la moindre larme.
Le juge décida à ce moment d’interrompre les débats pour le déjeuner. La séance reprendrait dans une heure et demie.


III
Les mots de Cheval


A l’arrivée du juge et du jury, l’assemblée s’était tue et levée mais la rentrée de Cheval, poings liés et chaînes aux pieds engendra un tumulte que le juge eut bien du mal à dissiper. Quand l’ordre fut rétabli, la séance reprit.

─ Maître, veuillez faire venir votre premier témoin.
L’avocat de Cheval se leva, émit un petit sourire, toussota et dit au juge :

─ En vérité, votre Honneur, nous n’avons trouvé aucun témoin qui puisse accréditer la ligne de défense choisie par l’accusé. Nous ne pouvons qu’appeler ce dernier à la barre.

─ Soit, soit, qu’il en soit ainsi, dit le juge un peu énervé. Faîtes venir l’accusé !
Cheval fut trainé jusqu’à la barre dont il saisit à pleines mains la rambarde. De sa force monstrueuse il faillit l’arracher, le bois craqua mais tint.

─ Je vous préviens, éructa le juge, si vous vous laissez gagner par la colère et la violence, vous serez immédiatement conduit de force dans votre cellule sans avoir la possibilité de témoigner, donc de pouvoir vous défendre ! Est-ce clair ?

Il y eut un moment de silence, puis Cheval acquiesça d’un signe de tête.

─ Bon ! Reprenons. Monsieur le Procureur de la République, veuillez poser vos questions.

─ Bien, votre Honneur. Alors, Cheval… Encore sous le coup de la colère ? Qui alliez-vous tuer ? Moi ? Le Juge ? L’ensemble du jury ? Non, cheval, vous ne tuerez plus personne et vous serez puni pour le crime que vous avez commis !

─ Soit, repris le juge, si nous en venions aux faits ?

─ Reprenons depuis le début pour bien comprendre la situation. Cheval, vous connaissiez la victime depuis votre enfance, n’est-ce pas ?

Le public se dressa sur ses bancs et attendit que l’accusé prononce son premier mot… Guillaume Cheval, regarda tout autour de lui, baissa d’abord la tête, puis la releva et se racla la gorge :

─ Heu… Oui… Oui, j’la connaissais depuis tout p’tiot.

─ Racontez-nous cela.

─ Ben, v’là… J’étais marmot et le père travaillait à l’école. Mais l’avait point la bourse pour me payer les études. Alors j’œuvrais avec lui et j’allais pas en classe. Des p’tits boulots et y me filait la pièce la soirée venue. ‘savez, on était point bien riche, alors ça me faisait chaud au cœur d’avoir un peu de sous. Surtout que mère est morte en m’donnant naissance, alors, après le boulot, ‘fallait que j’m’occupe de la chaumière. La vie était dure, M’sieur le procureur.

─ Nous n’avons que faire de votre misère. Ce que le juge, les jurés et moi-même voulons savoir, c’est comment vous en êtes venus à rencontrer la victime !

─ Ben… j’vous explique. Moi j’voulais savoir lire, écrire, compter alors… ben… quand je passais le balai dans la cour de l’école, je zieutais dans les classes. Et v’là qu’une fois, je regarde une classe où il y avait une p’tite qui semblait répondre à toutes les questions d’la maîtresse. Elle avait l’air point bête. Et jolie comme un moineau, en plus. Alors j’me suis mis à la regarder tous les jours. Un peu, puis beaucoup. ‘Puis j’me suis approché d’elle à la récré et j’ai fini par lui parler.

─ C’est donc ainsi que vous avez commencé à lui pourrir son existence !

─ Que non, m’sieur le procureur, je souriais, j’lui parlais avec gentillesse. Mais j’crois qu’elle avait un peu peur de moi. ‘Faut dire qu’avec mes guenilles, j’étais pas beau à voir. Et pis on n’avait pas tous les jours de l’eau pour se laver…

─ Bref ! Passons ! Les années s’écoulent, Elisabeth quitte l’école primaire, va au collège et vous la perdez de vue. Comment avez-vous fait pour pouvoir trouver le moyen de la revoir ?

─ Oh ! C’est-y tout simple. Marmot je l’avais suivi jusqu’à sa chaumière. Alors, quand elle a quitté l’école, j’me suis débrouillé pour prendre un p’tit boulot de jardinier près d’là où elle habitait.

─ Et, de votre tanière, vous la guettiez prêt à bondir !

─ Ben non. Je travaillais dur toute la journée. Le soir venu elle rentrait chez elle et je la regardais passer. Et j’attendais le soir quand elle et l’aut’ monsieur sortent pour m’approcher. Au bout d’un certain temps, j’ai commencé à lui parler. Mais le jeune monsieur me r’poussait à chaque fois. J’avais de la peine. Beaucoup de peine. En plus, la nuit venue, je rentrais en retard chez l’père. Alors, il prenait sa ceinture et m’foutait la raclée. Jusqu’au sang qui m’frappait.

─ Peu nous importe vos souffrances ! Ce qui nous intéresse c’est la suite des événements.

─ J’suppose que vous voulez parler du soir où ça a castagné. Ben… C’est tout bête. V’là qu’un soir, en sortant d’chez Elisabeth, le jeune monsieur lui prend la main de force et se met à la baiser. Elle, je l’ai vu au mouvement de ses lèvres, elle a dit : « cessez, Monsieur !» Alors mon sang n’a fait qu’un tour. Je me suis rué sur lui et j’ai frappé où que j’ai pu. Et c’est là qu’elle a crié. J’ai pris peur. Je me suis enfui. Je comprenais pas.

─ Et ce fut à ce moment que tel un loup dans le fourré vous avez guetté votre proie sans être vu !

─ En fait, m’sieur le procureur, j’me suis caché plusieurs jours. Pis après, comme j’étais pas bête, je savais qu’les képis me cherchaient. Donc j’ai pas repris le boulot et j’suis plus rentré chez moi. Le jour j’volais de quoi manger sur un marché, la nuit je dormais sous un pont. Mais chaque soir je revenais. Je me glissais dans la chaumière des Martin et je grimpais à un arbre juste en face d’la fenêtre d’Elisabeth. Comme c’était côté jardin, elle fermait point ses volets. Donc j’pouvais la regarder pendant près d’une heure, en train de ranger ses bijoux, lire, se dévêtir…

─ Voyeurisme par-dessus le marché ! Tout vous accable, en fait.

─ Ben… J’suis un homme… J’ai mes sentiments. Je souffrais le reste de la journée, juste pour avoir cette heure de bonheur… Moi… à quelques mètres d’elle.

─ Et plus proche encore ! puisqu’une nuit vous avez pénétré par effraction dans le domicile des Martin pour y dérober ce fameux médaillon.

─ J’y tenais plus. Il fallait que je m’approche. Une nuit j’suis entré dans la maison, j’ai grimpé les escaliers et j’ai fini par trouver la chambre d’Elisabeth. Chaque nuit alors j’suis revenu… juste pour la voir dormir… Qu’elle était belle en sommeil ! Et pis une nuit, j’ai voulu gardé un souvenir d’elle. Alors, tout doucement, j’ai ouvert et fouillé son coffre à bijoux et j’y ai pris le médaillon. Je l’ai mis contre mon cœur et j’suis parti.

─ Nous connaissons la suite : la police intervient, vous recherche, finit par vous découvrir le lendemain dans le jardin des Martin et vous appréhende. Nullement impressionné par les forces de l’ordre et la puissance de la loi, vous osez vous enfuir, après avoir molesté les gardiens de la paix, et vous vous ruez dans la maison familiale. Pourquoi êtes-vous allé dans la chambre de Mademoiselle Martin ? Aviez-vous déjà projeté d’en finir avec elle ?

─ Oh… que non ! dit Cheval avec un tremblement de la voix, j’y pensais point. J’voulais juste comprendre. Alors j’suis allé dans sa chambre m’expliquer avec elle. Elle a crié. Je lui ai demandé pourquoi elle m’faisait ça. Pourquoi elle me rejetait de la sorte. Je lui ai avoué… seigneur !... je lui ai avoué que je l’aimais, que je l’aimais depuis toujours.

─ Et ?

─ Alors, continua Cheval tout en faisant glisser une larme sur sa joue, elle me cria que je n’étais qu’un gueux, qu’un dégoûtant, qu’une vermine… et… Mon Dieu !... qu’une vermine ça s’extermine.

─ Que s’est-il alors passé ?

─ Ben… Mon sang a bouilli en moi. La tête m’a tourné. J’sais pas bien c’qui s’est passé. J’ai avancé mes mains et j’ai pris sa gorge. J’ai serré tout en hurlant que je l’aimais, qu’elle était mon premier et mon dernier amour.

─ C’est là que les forces de l’ordre ont enfoncé la porte et ont découvert la victime à vos genoux, la gorge enserrée de vos mains d’assassin ! Et vous osâtes pleurer de joie à cet instant !

─ De joie ? se lamenta Cheval, mais non ! Je pleurais comme je pleure maint’nant. A chaudes larmes. Car je savais que j’avais perdu ma seule raison de vivre…

─ « … Votre seule raison de vivre » Et c’est la raison qui me pousse à vous voir mourir. Je requiers la peine de mort pour ce monstre qui a tué de sang-froid une innocente de bonne famille à la fleur de l’âge !

Guillaume Cheval s’écroula. Il y eut quelques applaudissements, aux premières places, mais, assez étrangement, une partie de la foule, surtout dans le fond, restait bouche bée, comme si elle avait eu une révélation à l’écoute des mots de Cheval.

Le marteau du juge retentit. L’accusé fut reconduit à la place qui lui incombait et la séance fut levée.

Le lendemain, le procureur de la république présenta son réquisitoire devant le jury qui, dûment sélectionné pour ne pas être composé de membres du peuple, fut convaincu de l’argumentation du magistrat. L’avocat de la défense balbutia quelques mots qui ne changèrent pas l’opinion déjà faite du jury.

L’après-midi, après une délibération d’à peine une vingtaine de minutes, Guillaume Cheval fut reconnu coupable de tous les chefs d’accusation. Il fut condamné, sans surprise, à la peine de mort.


IV
Epilogue


La pluie venait de cesser et le sol détrempé accueillait les pas rapides de la foule bigarrée qui sortait de la cour d’assises. Tout un chacun aurait pu y voir deux groupes se former là : d’une part, les représentants de la bourgeoisie locale qui se félicitaient de la condamnation du coupable ; d’autre part, la masse compacte du peuple de Paris qui, étrangement, après avoir voulu lyncher Cheval avant de l’avoir entendu se trouvait dans une position plus ambigüe, à savoir condamner le crime commis tout en accordant nombres de circonstances atténuantes pour le criminel. Il y eut même des cris de colère qu’on entendit ci et là.

Le jeune enfant et sa mère sortirent précipitamment du tribunal et, après avoir traversé la cohorte de gens qui les entourait, se mirent à héler un fiacre qui venait au loin. L’enfant se retourna et regarda le fronton du tribunal sur lequel trônait le drapeau de la République Française. Alors que l’enfant versait une larme après les événements terribles auxquels il avait assisté, soudain, le vent de l’Est frappa le drapeau qui se mit à battre dans des claquements secs.

─ Maman, où est le bien ? où est le mal ?

─ Je ne sais pas, je ne sais plus, mon fils.

Le fiacre s’approchait lentement, alors que l’enfant jetait alternativement des coups d’œil sur le drapeau virulent et le fier étalon en contrebas qu’il avait remarqué la veille.
Ce fut à ce moment que le cavalier de la garde de Paris parvint à s’extraire de la foule et à avancer vers son destrier. Ce dernier, à la vue de son maître, se mit à nouveau à hennir fortement, mais cela n’impressionna nullement le cavalier qui saisit l’encolure de l’animal et grimpa sur son dos de manière alerte. La bête hennit plus fort, secoua sa tête, mais l’homme ne se laissait pas désarçonner, même après les violents soubresauts que fit l’animal. Le vent frappa plus fort. Tout à coup, l’animal se cambra et jeta à terre le cavalier.

La porte du fiacre se ferma sur l’enfant. La dernière image qu’il vit de ce lieu fut le tribunal devant lequel il y avait ce cheval cabré qui hennissait en toute liberté sur fond de drapeau tricolore.
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lutece
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lutece

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MessageSujet: Re: L'affaire Cheval   L'affaire Cheval EmptySam 16 Mar - 10:29

J'ai lu d'une traite cette histoire, du grand "W". Merci Philippe pour ce partage qui, je l'espère sera suivi par d'autres. J'aime ta plume. Bravo 2 Bisou de coeur
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Philippe W
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MessageSujet: Re: L'affaire Cheval   L'affaire Cheval EmptyJeu 21 Mar - 18:37

lutece a écrit:
J'ai lu d'une traite cette histoire, du grand "W". Merci Philippe pour ce partage qui, je l'espère sera suivi par d'autres. J'aime ta plume. Bravo 2 Bisou de coeur

Je suis heureux que ce texte t'ait plu. Il va de soi que je vous ferai partager d'autres nouvelles ces prochaint temps. A bientôt.
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