_________________Le crayon_____(9)
Une dizaine de minutes s’écoulèrent avant qu’elle n’entende la porte de l’entrée se refermer dans un claquement lointain. Sa mère était de retour et cela ne la réjouissait pas particulièrement. « — Oriane, tu es là ? », entendit-elle. Elle répondit que oui sans bouger de son bureau et sans lever les yeux de son roman. Puis sa mère fit irruption dans sa chambre et s’immobilisa dans l’encadrement de la porte avec une expression sévère sur le visage et les mains posées sur les hanches. « — Tu ne peux pas répondre lorsque je t’appelle ! » Oriane regarda sa mère et lui découvrit les traits de la mégère des mauvais jours. Visiblement, elle avait eu du mal à trouver une place pour garer sa voiture et cela l’avait mis en rogne, par chance, elle allait pouvoir se défouler sur sa fille. « — J’ai répondu ! », dit-elle simplement. « — Ah bon, je suis sourde alors ! » s’exclama la mère. « — Plutôt que de rester là, à lire des idioties, tu ferais mieux de nettoyer sa chambre ! », rajouta-t-elle sur un ton où pointait une agressivité à peine contenue. Oriane ne voulait pas envenimer la situation. Elle répondit qu’elle s’y mettait sur-le-champ et pour témoigner de sa volonté d’obéir, elle ferma son livre non sans avoir noté mentalement le numéro de page où elle s’était arrêtée. La mère se trouva dès lors désarmée. Dépitée, elle tourna les talons pour aller vider sa mauvaise humeur ailleurs, sur des choses inanimées qui ne sauraient pas lui répondre même pour abonder dans son sens. Oriane restée seule se leva de sa chaise et regarda autour d’elle. Il n’y avait rien à ranger, rien n’avait bougé dans cette pièce depuis des siècles. Quant à la faible pellicule de poussière venue du dehors, transportée par une brise imperceptible et qui s’était déposée sur les meubles, elle demeurait invisible. Oriane haussa les épaules et retourna à sa lecture. Elle entendit encore sa mère maugréer durant quelques moments en déplaçant bruyamment des ustensiles de cuisine puis le calme revint avant de céder la place aux sons ténus de la télévision qui venait d’être allumée. Oriane pensa à cet instant qu’elle ne serait plus ennuyée. Elle imaginait volontiers sa mère à la fureur apaisée, assise dans un fauteuil devant l’écran et suivant les aventures de James Bond, son héros préféré depuis que Daniel Craig avait repris le rôle, et dont elle reconnaissait la voix, celle du doublage en français, qui lui parvenait par bribes. Mais cette assurance de tranquillité s’avéra rapidement erronée lorsque, venant du salon, elle entendit sa mère crier son nom ce qui eut pour effet de la faire tressauter. « — Quoi ? », répondit-elle exaspérée en retournant son livre avant de le reposer ouvert et à plat sur la page 136. « — Viens ici tout de suite ! »
Sa mère l’attendait dans le salon, debout à côté de la table d’échecs, les bras croisés, le regard noir. Oriane s’approcha à petits pas, inquiète, se demandant ce que sa mère avait encore à lui reprocher. « — Qu’est-ce ceci ? », siffla cette dernière en désignant du menton la table du jeu d’échecs. Sur le coup, Oriane ne comprit pas à quoi elle faisait allusion. La table n’avait été souillée par rien, n’avait pas bougé de la place qui lui était attribuée ; les pièces du jeu se dressaient sur leurs cases habituelles, le roi et la dame au centre, les tours à chaque extrémité, auraient-elle été inversées que de toute façon la mère ne s’en serait pas rendue compte, elle ne comprenait rien à ce jeu et ne s’y intéressait pas. Alors, pour quelle mystérieuse raison, avait-elle à présent les yeux rivés sur cette table ? Oriane avança plus près, toujours sur la défensive, ce n’est pas qu’elle craignait d’être giflée, sa mère ne s’était jamais montrée violente envers elle autrement qu’en crachant ses mots, c’est plutôt son incompréhensible attitude qui la préoccupait. Elle était maintenant à moins d'un mètre de l'échiquier et elle avait beau ouvrir de grands yeux et tendre le cou, elle ne voyait rien. « — Quoi ? » , finit-elle par demander.