_______________Le crayon______(10)
« — Quoi ! C’est tout ce que tu trouves à dire. Serais-tu aveugle, ma fille ? Vraiment, tu le fais exprès, ce n’est pas possible autrement ! J’aimerais simplement que tu m’expliques comment ceci est arrivé là ! » Ce disant, elle pointait du doigt le centre du plateau du jeu d’échecs. Oriane regarda mieux. C’est à ce moment qu’elle vit sur les cases ivoire et ocre un mince crayon, rond et lisse, enveloppé d’un vernis de noir brillant. « — Je ne sais pas. » — « — Comment, tu ne sais pas. Ce crayon n’était pas ici avant notre départ. J’en suis certaine, je m’en serais aperçu. Or, personne n’est entré dans la maison depuis. Ton père et ton frère sont à la piscine, quant à la femme de ménage, elle ne vient jamais le dimanche et de toute façon elle n’a pas en sa possession la clef de l’appartement. À moins qu’un voltigeur acrobate ne soit descendu par une fenêtre juste pour déposer ici ce crayon, je ne vois pas d'explication. Peut-être est-il encore dans la pièce, caché sous le canapé par exemple et s'amusant de nos réactions. » — « — Peut-être ! », ne put s’empêcher de laisser échapper Oriane. Sa mère continua comme si elle n’avait pas entendu la remarque provocatrice de sa fille. « — Bref ! Je ne veux pas savoir pourquoi et comment ce crayon est arrivé ici. Tout ce que je demande instamment, c’est qu’il disparaisse. Alors, tu le prends et tu l’emportes dans ta chambre d’où il n’aurait jamais dû sortir. » — « — Mais, Maman ! Il n’est pas à moi ! » Sur ces mots, la mère explosa. De constater la mauvaise foi évidente de sa fille la mettait hors d’elle. Comment Oriane pouvait-elle imaginer qu’elle accepterait de la croire puisque, elle en avait la certitude, elle seule à son retour, alors qu’elle se trouvait parfaitement seule dans l’appartement, avait pu abandonner cet objet à cet endroit où il n’avait rien à faire. Peut-être n’était-ce pas intentionnel, peut-être était-ce simplement le résultat d’une étourderie, mais le fait était là : Oriane avait abandonné ce crayon sur le plateau du jeu d’échecs ! Et, pire que tout, elle refusait de l’admettre, d’où cette pluie de récriminations envers elle. Oriane choisit un instant de silence pendant lequel sa mère semblait vouloir reprendre son souffle, à moins qu’elle n’ait été à court d’arguments, pour mettre fin à l’éclat. Sans un mot, elle prit le crayon et quitta la pièce en prenant la direction du long couloir qui menait aux chambres. Sa mère la suivit du regard sans rien ajouter jusqu’à ce que son attention soit attirée par l’écran du téléviseur. Daniel Craig entrait dans le feu de l’action. Un sourire extasié réapparut sur le visage de Julie. Elle retourna à son fauteuil, s’y assit, croisa les jambes et se laissa emporter par l’exceptionnelle et enivrante sensualité de ce 007 dernier cri.
De retour dans sa chambre, Oriane ouvrit le tiroir de son bureau et y jeta le crayon. Normalement, elle aurait dû l’oublier là, mais à peine eut-elle refermé le tiroir qu’elle fut submergée par le désir impérieux de le reprendre en main. Soudainement, elle éprouvait l’envie de le toucher, de le manipuler, de le sentir, de mordiller l’extrémité non taillée. Elle tira la poignée, glissa sa main au fond du tiroir et chercha à tâtons. Elle trouva le crayon sans peine. À vrai dire, elle eut même l’étrange sensation qu’il était venu de lui-même à la rencontre de ses doigts. Elle s’assit à son bureau et commença à l’observer. Il était fait d’un bois légèrement rosé subtilement odorant et recouvert d’une pellicule de noir profond. Il semblait n’avoir jamais été utilisé. Sa mine affilée comme la pointe d’une aiguille, à la suite d’un geste maladroit, s’enfonça dans la paume de sa main. Oriane grimaça sous l’effet de la douleur. Une minuscule goutte de sang perla sur sa peau. Venait-elle là de signer un pacte ? À qui pouvait bien appartenir ce crayon ? Pas à elle ! Elle en était certaine. Pas non plus à son frère. ! Ses crayons de couleur avaient une forme hexagonale, étaient plus courts et plus gros. Peut-être était-il à son père et lui servait-il à noter ses partis d’échec, bien qu’elle n’ait pas eu le souvenir de l’avoir vu prendre des notes lorsqu’il jouait ou recomposait une partie disputée par de grands maîtres. Alors ?...