Il faisait encore sombre sur le bateau, bien que l'obscurité se soit allégée. Cet allègement me permit ainsi de remarquer une ombre qui s'étirait au sol, juste devant moi. Mon ombre à dire vrai, formée par la lumière des lanternes, qui grandit jusqu'à atteindre deux mètres de long. Une silhouette grise en émergea avant de se colorer au fur et à mesure. Un amas de cheveux roux firent leur apparition. Les yeux de la silhouette, que j'avais depuis longtemps identifiée, me fixèrent méchamment.
- Je savais que je connaissais cette voix, déclarai-je en me relevant courageusement, toujours collée au gouvernail.
Lugh fit deux pas en avant, dans ma direction.
- Comment avez-vous pu survivre à l'attaque de Spark ?
- Tu as vu comment je suis arrivé devant toi, non ?
Je me plaçai de l'autre côté du gouvernail. Ses pouvoirs me terrifiaient, même si j'essayais de n'en rien montrer. Je risquai un coup d'œil en arrière, où la bataille faisait rage. Spark, un sabre dans chaque main, tentait de repousser un ennemi. Samuel, quant à lui, venait en aide à un pirate en mauvaise posture. J'aperçus aussi Monkey, qui se battait férocement près du mât de beauprés. Aucune trace d'Alexander.
Me focalisant de nouveau sur Lugh, je constatai qu'il tenait une fiole remplie d'une poudre aussi grise que la cendre dans sa main gauche.
- Pourquoi vous faire appeler Celtchar ? demandai-je nerveusement, les mains crispés sur le gouvernail.
- J'aime changer d'identité, de nom, comme le caméléon change de couleur.
Sa comparaison me surprit. Je ne le savais pas capable de tels procédés littéraires. Sur le Lost Soul, son emploi de la négation laissait à désirer. Lugh s'avança de manière féline vers le gouvernail. Son allure léonine n'avait plus rien à voir avec celle, mollasse et traînante, qu'il avait sur le Lost Soul quelques jours auparavant. Je m'écartai vivement et reculai jusqu'à heurter la rambarde, surplombant ainsi les combats. Il posa à son tour les mains sur la roue de bois clair. Un terrifiant sourire, à la fois arrogant et satisfait, étira ses lèvres fines et craquelées.
- Tu sembles étonnée, fit-il, narquois.
- Vos pas ne résonnent plus aussi lourdement sur le plancher, répondis-je d'une voix peu assurée.
- Ce que tu me dis me va droit au cœur, je constate que j'ai su jouer mon rôle à merveille.
Le pirate bourrin et peu élégant était bien loin. Cette face cachée du rouquin ne me plaisait pas du tout. Lugh contourna le gouvernail par la droite, se plaçant ainsi juste devant moi. Pour la première fois, je vis qu'il était plus grand que moi, de la grandeur de Krater, l'infâme quartier-maître. Il n'y avait aucun moyen de fuir.
- Regarde-les, petite Leanne, déclara-t-il en désignant les combattants. Ils se battent. Pour toi.
- Les membres de votre bateau se battent peut-être, rétorquai-je. Mais ceux du Cœur se défendent.
- Ils défendent leur honneur, renchérit Alexander derrière Lugh.
Le bout de son épée entre les omoplates du rouquin, le mousse affichait un air déterminé.
- Je sais comment s'appelle ton honneur, commença Lugh.
Il se retourna brutalement et saisit la gorge d'Alexander, sans le soulever de terre. Il ne la serrait pas mais le jeune homme se mit à suffoquer. De petites ombres noires s'échappèrent des doigts de Lugh : c'étaient elles qui faisaient souffrir mon ami.
- Ton honneur s'appelle Leanne, persifla-t-il.
Alexander tenta d'articuler quelque chose. Je devais réfléchir et le libérer, vite ou bientôt, il irait rejoindre les autres morts. Le rouquin ne prêtait plus attention à moi, c'était le moment ou jamais. Je m'élançai et dévalai les quelques marches qui menaient au pont inférieur. Un pirate m'empoigna le bras. Je répliquai par un coup de poing. Surpris par cette résistance soudaine, le pirate perdit l'équilibre et tomba en me maudissant.
Je rejoignis rapidement l'endroit auquel je pensais : la cachette secrète où les membres de l'équipage dissimulaient dagues et petits pistolets. Je pris un pistolet. Une prise de conscience me traversa l'esprit et je lâchai l'arme. Le bruit de sa chute au sol résonna sinistrement dans le bateau. Je me disais haïr les pirates, les détester pour ce qu'ils faisaient, mais j'étais prête à tuer. Non, pas prête. J'avais le projet de le faire, pas vraiment l'intention.
- Du nerf, ma fille, pensai-je à voix haute. C'est pour sauver la vie d'Alexander.
Je repris fermement en main l'arme et retournai à l'air libre. Le pirate qui m'avait agressée quelques minutes plus tôt gisait désormais, inerte, sur le pont. Une tache rouge écarlate maculait sa chemise d'un blanc douteux et ne cessait de s'étendre. Je grimpai l'escalier et retrouvai Alexander, étendu au sol, secoué de spasmes de douleur.
- Oh mon Dieu... soufflai-je.
De longues traînées grises lui couraient dans le cou. Les traces des petites ombres qui l'avaient fait souffrir.
- Leanne... articula-t-il entre deux spasmes.
- Ça va aller, ne t'inquiète pas, le rassurai-je.
- Leanne, va-t-en. Maintenant.
Une main se posa sur mon épaule et mon pistolet se mit à léviter, faisant fi des lois de la physique. Lugh l'envoya dans la mer.
- Maintenant, tu fais tout ce que je te dis de faire. Sinon, (Il posa délicatement le bout de son épée sur le torse d'Alexander.) il meurt.
