Trois pièces en enfilade, en sous-sol. De la première traversée je garde une impression floue, poussière et vieux objets. La 3ème me jette contre une porte scellée, demi-tour obligé.
La seconde est la pièce aux pendules.
Un capharnaüm hirsute de vieux mobilier a été pressé en tas au centre de la pièce, sur le sol bétonné. Je le regarde à peine, happée dès l’entrée par les murs, recouverts de pendules.
Dans le coin supérieur gauche, mis au ban de ses congénères, on a accroché un vieux carillon de bois foncé. La paroi adjacente est quasi invisible sous les cadrans de formes et de matières variées qui la couvrent. Mon œil s’arrête sur une horloge octogonale, son doré clinquant contraste avec les autres aux boiseries sombres. Etonnamment il n’y a que mes pas que j’entends alors que la pièce, petite et carrée, devrait résonner de mille tic-tacs névrotiques et décalés. Sous les horloges, un vieux piano s’adosse au mur, entre deux planches, vestiges d’armoires désossées et négligemment entreposées dans ce bric-à-brac. Je laisse glisser mes doigts sur l’ivoire jauni et inégal. Certaines touches ont cédé il y a longtemps, sous d’autres doigts. Au contact de la poussière la pulpe de mon index s’insensibilise. Le piano est en bois sombre, mat, il raconte une histoire qui n’est pas la mienne et que bat le métronome dans un complet silence.
La pendule dorée au mur, le carillon solitaire et muet, le métronome aphone, tous ces objets semblent à l’unisson d’un même rythme, que je m’efforce en vain de percevoir et je panique devant ma soudaine et étonnante surdité.
Mais, si je n’entends pas, en revanche mon odorat est saturé.
Un parfum palpable, tellement épais qu’il colle mes vêtements et ma peau, un brouillard odorant qui noie mes sens. Mes pieds raclent à présent les aspérités d’un sol inégal en terre battue et non plus la surface rugueuse du béton. Je m’en suis aperçue après avoir dépassé le centre de la pièce occupée par le vieux mobilier, c’est de la terre ancienne, dure, froide, et l’odeur monte de ses profondeurs, chargée d’une eau pesante. A ces effluves chtoniens s’ajoutent des essences fortes d’huile et de cambouis. Contre le mur qui fait face à la porte on a poussé un établi, quelques copeaux de bois trahissent une présence d’homme et lorsque je m’en approche je perçois aussi l’odeur de la résine mais elle est plus discrète, à peine sensible sous les émanations puissantes de la pièce elle-même.
Assaillie par ces odeurs, la tête me tourne.
Dans mon dos, les meubles en pièces détachées projettent des ombres que ratatine le plafonnier. Lorsque je bouge, un bestiaire monstrueux semble me suivre des yeux. Au mur, les cadrans affichent un œil goguenard et muet. Je m’interroge sur la fonctionnalité de cette pièce et sur ce qui m’y a conduite. On y a mis au rebus des monceaux d’existence, entassant une couche après l’autre, et je pourrais reconstituer une vie en fouillant ces débris.
La pièce entière m’écrase. Pas de fenêtre, pas même un soupirail, juste l’entrée, trou dans le mur plutôt, la porte dégondée a été posée sur des tréteaux, la poignée pend, désarticulée. Le plafond est haut. L’impression d’écrasement ne provient ni de ce que je vois ni de ce que je touche. Je sens un ordre très vieux dans ce fourbi, amassé par des mains d’homme jadis. Je prends garde à ne pas toucher les meubles brisés au centre de la pièce par crainte des échardes. L’établi de menuisier attend, résurrection hypothétique, j’ai l’impression qu’on y a travaillé récemment, à cause de l’odeur fraiche des copeaux, cela ne me gêne pas.
Je n’entends toujours rien, juste mon souffle qui se précipite et se retient. Ce que je vois ne m’agresse pas. Il me suffit de baisser les yeux pour rompre le contact, soumission reconnue devant les cadrans qui me gardent.
Mais je ne sais pas échapper aux odeurs.
C’est à travers elles que la pièce révèle vicieusement son identité. Un parfum humide pénètre mon corps avec ses sous-couches grasses et écœurantes de saleté, spectral il pousse ses tentacules désincarnées à travers ma chair, il glisse dans ma gorge un long baiser de terre qui me suffoque et m’oppresse, mes autres sens tombent en catalepsie, pris au piège de ce sarcophage olfactif. Malgré eux mes pieds paralysés puisent le venin tellurique dans les profondeurs du sous-sol, mon cœur se contracte, et ce n’est plus mon sang qui pulse dans mes veines mais un mélange graisseux et opaque, goudron toxique que je me sens impuissante à rejeter, je perds mes forces sous l’effet de cette transfusion nauséabonde et violente, l’intrus a comblé mes oreilles, mes yeux suivront sous peu, ils suintent déjà une humeur gluante qui scelle mes paupière, je titube sous l’effet d’un vertige ataraxique, privation des sens, je fléchis sur mes jambes, presque démence.
Je cogne soudain mes reins au bord inégal de l’établi, dans un réflexe animal pour me rattraper je pose la paume d’une main sur la surface encombrée. Une pointe déchire ma chair, j’ai dû m’empaler sur un clou qui traînait, du sang perle à la base de mon pouce. Je porte alors ma main à ma bouche, l’odeur et le goût métallique du sang me submergent, instinctivement je m’abrite dans ma propre odeur, dans ma propre douleur, un roc aigu perçant la marée puante, vivant talisman, la vague empoisonnée se retire alors de mon corps brutalement, je retrouve l’usage de mes sens, perte et souffrance, mes pieds s’arriment de nouveau sur le sol bétonné.
Un tas de planches s’écroule tout à coup, fracas de bois et de clous, je l’entends avant de le voir et reculant vers l’entrée de la pièce je m’en écarte à temps.
Au moment où je franchis le seuil, la main droite pressée contre mon doigt qui saigne, j’entends le carillon qui sonne.